entretien
Le Rayon C, 2014.
Les écrits de Bertrand Rigaux évoluent à travers diverses formes visuelles et sonores. Rien n’est figé, tout est pensé selon le lieu et le moment. Une palette de possibles se déploie avec le temps.
Leïla Simon : Comment en es-tu venu aux textes, à écrire ?
Bertrand Rigaux : Cela s'est fait dans la durée, petit à petit. J'avais depuis longtemps dans mes cartons des poèmes, écrits à différentes époques. La plupart sont passés à la trappe, mais l'un d'entre eux, de 2007, s'est frayé un chemin jusqu'à une cimaise d'exposition. Je l'ai intégré, en 2012, au sein d'une installation vidéo constituée de deux projections monochromes blanches qui éclairaient par intermittence deux œuvres disposées au mur, dont ce poème, écrit sur une feuille de papier[1].
C'est drôle, j'avais oublié le lien entre ce poème et l'installation vidéo blanche. Ce qui est curieux, car l'autre pièce qui me vient en tête est également liée à ma pratique antérieure de l'installation vidéo. Comme tu le sais, je me concentrais à une époque sur la mise en espace de projections vidéos, en général presque immobiles et à chaque fois silencieuses, traversées uniquement de légères variations ou autres mouvements infimes. Et puis, toujours en 2012, j’ai réalisé une petite pièce textuelle, Monochrone A. Elle se compose d'une croix dessinée au mur, marquée d'un T pour la verticale et d'un X pour l'horizontale. Ce qui nous donne un diagramme d'espace-temps, un objet utilisé communément dans le champ scientifique. Cette œuvre est également constituée d'une feuille A4, pliée en quatre de façon à obtenir le tracé d'une croix. Sur chacune des quatre parties, ainsi créées, sont imprimés quelques mots, qui nous donnent le poème suivant : un jour une nuit / repliés en quatre / sans durée pour nous / dépliés ici. Cette feuille est ensuite collée au mur, au centre du diagramme.
[1] C'était une sorte de poème ready-made, intitulé (S). Il était constitué de légendes de schémas scientifiques, issues d'un même livre, mises bout à bout, dans l'ordre dans lequel elles se présentaient. Mon unique intervention consistant en une mise en forme des différents vers ainsi obtenus, et en l'ajout de la lettre 's' à la fin du mot graviton - d'où le titre de l'œuvre – ce qui me permettait de faire une bascule d'un nom commun à un verbe conjugué à la première personne du pluriel, et donc de changer une particule élémentaire en une invitation à graviter.
Monochrome A, 2012.
Faisant cela, j'ai eu le sentiment d'obtenir et de produire le même genre de chose que je cherchais à travers les installations vidéo. Disons que d'une certaine façon, je pouvais manipuler exactement de la même façon l'espace ou les durées – « de toute façon d'une certaine façon » pour paraphraser Rosset. En tout cas, cela m'a semblé pouvoir générer ce type d'interrogations ou d'émotions, mais avec une légèreté de moyen absolument incomparable. C’était très pratique, très simple. Une immatérialité de l'écriture. Il te suffit d’une feuille de papier et d’un coin de table pour concevoir une pièce que tu peux finaliser de A à Z. Tu échappes à toute une économie liée à l'objet, et ce, à tous points de vue. C'était très satisfaisant, très libérateur, et j'ai continué ainsi à pencher vers l'écriture. Je conserve par ailleurs une production qui ne relève pas de l'écrit, mais elle s'est faite plus discrète. L’influence de l’écriture se ressent, par exemple, à travers les moyens mis en œuvre.
Tu as tout d'abord présenté tes poèmes sur des feuilles, puis tu les as déployés sur des murs, pour enfin les diffuser à travers ton corps. Tes textes ont été à chaque fois augmentés par ces formes, ils jouent également avec l'architecture du lieu (ils ajoutent des lignes ou créent un nouvel espace...). Comment s'est opéré ce déplacement de l'écrit au dire ?
Effectivement, mais ce ne doit pas être vu dans le sens d'une évolution, d'une progression vers un aboutissement. Aucune de ces formes n'est l'ébauche d'une autre. En fait, elles coexistent. C'est-à-dire qu'à un même poème correspondent plusieurs formes, plusieurs actualisations. S'il est le point de départ, et qu'il contient virtuellement pendant son écriture ses futures existences plastiques, celles-ci viennent s'actualiser à un moment ou à un autre, sans hiérarchie entre elles. Lors de la phase écrite, je me concentre uniquement sur la logique interne du poème, l'organisation des mots entre eux, la syntaxe ou la grammaire. C'est ensuite en fonction de ce qu'il raconte, de son contenu, et du lieu ou contexte dans lequel je choisis de le montrer qu'il va prendre une forme ou une autre. C'est un rapport contextuel qui se joue là, in situ ; ou factuel, de circonstance en circonstance. Ce qui m'intéresse, c'est d'entretenir une certaine instabilité. Devenant œuvre plastique, tout poème prend alors différentes formes, tout en restant la même œuvre. Tout poème n'est pas obligatoirement dit ou diffusé, ni manuscrit ou manufacturé, ni encore bleu ou vert. C'est-à-dire qu'un même registre de déclinaisons ne s'applique pas de manière uniforme à chacun. Ils peuvent ainsi avoir indépendamment les uns des autres, une ou deux ou x possibles.
Oraison f, L'art dans les chapelles, 2017.
On en revient à ce que je te disais plus tôt quant à l'immatérialité de l'écriture, de la liberté que j'y trouvais, même si là ça tire dans les deux sens. Cette multiplicité amoindrit ce paradoxe qui est la matérialité de l'œuvre alors que je te parle d'immatérialité. Avoir plusieurs formes valables pour un même poème, me permet de déplacer le lieu de l'œuvre ou, en tout cas, de relativiser son incarnation. Ni ici ni là. On en revient également à l'économie de l'objet. Rien de précieux là-dedans, à la fin le mur est repeint, le micro est éteint, la feuille jetée ou donnée, et on recommence. Pratiquer cette pluralité m'évite de fétichiser l'une ou l'autre des formes prises momentanément par l'œuvre. Et cela facilite également sa circulation matérielle, puisqu'il suffit de reproduire sur place, à chaque nouvelle monstration, l'un ou l'autre des possibles. Le fait que des protocoles ou partitions existent pour certaines d'entre elles facilite aussi la circulation : l'œuvre peut être réalisée indépendamment de ma personne, y compris dans le cadre d'une lecture ou d’une performance. En revanche, cette idée de protocole est inopérante pour déterminer le type d'actualisation l'œuvre va revêtir selon le contexte. Là, c'est entièrement dépendant de moi. Ce qui risque peut-être de poser des problèmes un jour ou l'autre, mais j'espère le plus tard possible (rires).
Quand tu écris, passes-tu d'abord par la rédaction ou le dire ? Ton intérêt premier est le sens narratif des mots ou celui des sons ?
Quand j'écris, j'écris. Après, ça m'est difficile de dissocier le sens des sons. Le sens prime, mais le son va influer sur la forme, sur le choix de certains mots, entre un synonyme ou un autre par exemple. Il faut faire une distinction entre forme intrinsèque et extrinsèque du poème. Je parle là de celle intrinsèque, de son contenu en tant que poème, et non de ses différentes existences plastiques. Cela est également délicat car je pense à l'effet qu’il va produire, à sa forme extrinsèque quelle qu'elle soit (et que j'ignore au moment de la fabrication du poème). Que ce soit écrit, qui dans ce cas-là va davantage tirer vers une inscription spatiale, en résonance avec l'architecture qui le contient, ou bien que ce soit sonore, où l'on sera davantage dans une espace temporelle. Mais encore une fois, il n'y a pas de compartimentation bien étanche entre ces orientations, ces aspects s'interpénètrent avec plus ou moins d'intensité.
Parlons donc de l'aspect de ces différentes formes, par exemple lorsqu'ils sont écrits, tes poèmes sont dépourvus de ponctuation sans pour autant être dénués de rythmes. Il y a aussi de vraies / fausses répétitions. Une teinte est ainsi donnée, un univers est créé. Penses-tu ceci dès le départ ? La mise en page / espace est également minutieusement réfléchie. Tes poèmes prennent corps, leur sens se voit augmenté. En interagissant ainsi ils ne sont plus seulement des poèmes, ils basculent dans le monde des arts plastiques. La couleur joue également un rôle. Pour l'instant il s'agit de la couleur des caractères mais est-ce envisageable de déployer un poème sur un fond coloré (feuille ou mur) ?
Ce qui est est, 2015.
Les noces, 2018.
Pour ce qui est de la ponctuation, je l'ai rapidement laissé tomber, car je n'en avais pas vraiment besoin. La ponctuation sert à organiser le texte, à préciser un sens ou une prononciation (injonction, exclamation, interrogation...) ou encore des degrés de subordination, etc. Or, j'organise déjà le texte, spatialement, dans la durée, par des systèmes de couleur... Je ne souhaite pas venir en dire plus, ou bien en réduire l'interprétation possible. Par exemple, en n'utilisant ni majuscule ni point, j'indique moins un début et une fin. Les formes prises par le poème ne doivent pas venir refermer sa polysémie. Pour la pièce intitulée obafgkm [2], je joue sur la difficulté à prononcer ce mot qui n'en est pas un[3]. La forme sonore est dans ce cas inappropriée, car elle viendrait justement illustrer ce que chacun doit imaginer. Reste qu'il peut apparaître écrit au mur de couleur violette, dédoubler en rouge et bleu, etc. Chaque couleur venant augmenter d'une réalité possible le texte en résonance avec ce dernier ([…] /depuis /la planète bleue /cela donne /comme la vision d’/un coucher rouge/ /depuis/la planète rouge/cela donne /comme la vision d’/un coucher bleu/ /il paraît que/la poussière dense/est raison de ce bleu là/bas/ /mais/ /toujours est-il que/le noir de la nuit/la règle violette de l’au revoir/ /prononce obafgkm).
Comme tu le soulignais dans ta question, répéter le poème en son entier, le juxtaposer en différentes couleurs, ou encore, à l'intérieur de celui-ci, faire revenir des sonorités ou des phrases, participent d'une sorte de scansion, visuelle ou sonore, qui vise à transmettre l'état décrit. De manière générale, ces poèmes décrivent un fait et transcrivent un état que ce fait pourrait procurer. Le monde a existe, par exemple, écrit au mur comme un théorème, sous forme de partition, ou bien encore lu et accompagné par une bande son (composée de cinq voix chantant le son « a » sur différentes hauteurs, donnant in fine un accord de la majeur 7/11). La répétition ici dans sa forme sonore joue comme une sorte d'induction hypnotique qui permet, j'espère, de mieux approcher la superposition des différents ou identiques monde a que raconte le poème. Et qui dans un sens se raconte aussi lui-même, dans l'aller et retour entre le chant et le texte – l'un pouvant être une sorte de description de l'autre. Si tu veux, il s'agit de venir chaque fois augmenter autant que possible l'œuvre, de l'inscrire au propre comme au figuré dans différents niveaux de sens ou de substance. Donc, oui, pour reprendre le fil de ta question, un mur coloré est une possibilité, mais comme n'importe quelle autre, c'est selon.
Tes premiers poèmes n'ont pas de titre. Est-ce parce qu'un titre figerait le sens ? Parce qu'ils ne sont pas encore finis ? Ou alors sont-ils finis une fois qu'ils sont écrits ou dits ?
[2] il est dit que /les étoiles o et b sont bleues à l’œil/les étoiles a blanches/les étoiles f et g jaunes/les étoiles k oranges et les étoiles m rouges/ /prononce obafgkm/ [...]
[3] obafgkm correspond à l’acronyme d’un système de classification des types spectraux des étoiles.
Le monde a, 2018.
Ces premiers poèmes n'ont pas de titres car ils ne sont pas devenus œuvres, pour une raison ou une autre, ils sont restés dans mes cartons. Cela fait partie de ma façon de travailler, j'accumule la matière première dans laquelle je puise par la suite, selon les sollicitations. Je ne pense jamais le titre au moment de la fabrication. Celui-ci vient lorsqu’il s'actualise. Il acquiert une existence plastique lorsqu’il est rendu public. Le titre me permet de relier les différentes formes d'un même poème entre elles, de leur donner un corps commun bien que possédant différents visages, ou plutôt de pouvoir être reconnu dans son intégrité malgré ses diverses facettes. J'ai lu récemment dans un ouvrage d'anthropologie à propos des Gwich'in – un peuple des forêts subarctiques d'Alaska – qu’on ne recevait pas nécessairement un nom dès la naissance, il pouvait parfois se passer plus d'un an avant que le nouvel humain ne soit nommé, en fonction de sa manière particulière d'agir dans le monde, de la forme de sa relation avec. Le nom pouvait d’ailleurs changer tout au long de sa vie. Ainsi, une même personne pouvait se voir attribuer six ou sept noms, en fonction de son évolution et de son rapport aux autres et aux choses. Il y a ici quelque chose qui me semble résonner, le nom ou la forme venant dire différents états ou évolutions d'une même personne ou d'une même œuvre. Et même si heureusement les œuvres ne sont pas des personnes.