entretien
Raphaël Barontini
Anne Bergeaud
HYBRIDATIONS ONIRIQUES
Vue de l’exposition Back to Ithaque, Galerie Alain Gutharc, Paris,
Idole Déesse, 2017, impression numérique et sérigraphique sur tissu, 350 x 220 cm © Aurélien Mole, courtesy de l’artiste et Alain Gutharc.
Raphaël Barontini a grandi à Saint-Denis, où il vit et travaille encore aujourd’hui. Il nous fait visiter son atelier logé dans une cour, loin de l’agitation et pourtant au cœur de cette ville limitrophe de Paris. Il nous parle de son ancrage urbain et de ses voyages, de sa collection d’objets provenant du monde entier, de son rapport à la sérigraphie et à la couleur. Dans son atelier comme dans sa pratique picturale, l’artiste nous emmène dans un va-et-vient constant entre le présent et le passé, l’ici et l’ailleurs.
Anne Bergeaud : Nous sommes dans ton atelier au cœur de Saint-Denis. Quand t’y es-tu installé et pourquoi avoir choisi ce lieu ?
Raphaël Barontini : Je me suis installé dans cet atelier en 2013. Pour un artiste qui travaille, comme moi, sur des problématiques liées à une histoire partagée, c’est une vraie nécessité de vivre dans une ville comme Saint-Denis où s’exprime une hybridation permanente. Ce que j’aime ici, et plus largement dans les quartiers populaires et multiethniques du Nord-Est de Paris, c’est l’aspect incertain de la ville toujours en mouvement. Rien n’y est jamais complètement établi. Après avoir obtenu mon diplôme des Beaux-Arts de Paris en 2009, j’ai aussi activement participé au lancement et à l’expansion d’un lieu collectif, le 6B, qui se trouve également à Saint-Denis. Son programme de résidences permet une réelle proximité entre des praticiens aux savoir-faire très différents. Graphistes, architectes, plasticiens, musiciens, cinéastes, artisans d’art et paysagistes : chacun peut échanger et enrichir la pratique de l’autre. J’ai par exemple beaucoup travaillé avec un ferronnier d’art sur des éléments d’installations pour présenter des pièces textiles. J’y ai encore rencontré le musicien et DJ new-yorkais Mike Ladd, que j’écoutais depuis longtemps déjà en travaillant. Cette rencontre a donné lieu à une collaboration durable. Il a ainsi composé trois pièces sonores pour des installations et j’ai moi-même réalisé une scénographie pour un de ses spectacles. Au 6B, il y a cette facilité à pouvoir accéder à un corps de métier sans avoir à recourir à l’extérieur.
AB : Tu as un attachement fort au territoire qui s’accompagne pourtant d’un besoin constant de voyager, notamment par des résidences. Est-ce une manière de confronter ton attachement territorial à l’ailleurs ?
RB : Jusqu’à présent, j’ai fait deux résidences à l’étranger, l’une en Haïti en 2013, l’autre à Los Angeles en 2017, qui se sont chacune conclues par une exposition. Le voyage permet non seulement de repréciser qui l’on est, mais aussi de découvrir d’autres modes de fonctionnement. C’est une bonne remise en question, surtout quand on a un parcours classique comme le mien. Bien qu’habitant Saint-Denis, j’évolue dans un sérail très parisien… En Haïti, les artistes sont essentiellement des artisans qui développent un langage personnel dans une même typologie de pièces. Ils ne peuvent échapper à une certaine économie où il s’agit de vendre pour survivre. À Los Angeles, le milieu de l’art y est encore bien différent avec une pratique picturale spécifique. Cet aller-retour est très enrichissant et permet de faire évoluer une pratique. Plus globalement, je voyage beaucoup, ce qui me permet de trouver des matériaux ou des objets pour la réalisation de nouvelles œuvres. Par exemple, je suis parti à Bamako où j’ai acheté une vingtaine de peaux de moutons au marché. En Haïti, j’ai aussi collecté des objets en rapport avec le vaudou. À ce titre, cette résidence a été une vraie découverte culturelle et artistique, voire un peu magique. Mon atelier se trouvait dans un péristyle vaudou où j’ai été accueilli par une prêtresse. Parfois, le soir, on m’invitait à terminer plus tôt pour laisser place à la préparation des cérémonies, à l’installation des offrandes, des objets sacrés et au tracé des dessins à la semoule.
AB : J’ai l’impression que, même dans tes voyages, tu restes attaché à une forme d’urbanité. Cela se traduit-il dans ta pratique ?
RB : Oui, je reste fondamentalement urbain, contrairement à d’autres artistes et amis comme Eva Nielsen avec qui je suis parti en résidence à Los Angeles. Lors de mon exposition à la Galerie Alain Gutharc en octobre 2017, Back To Ithaque, certains visiteurs anglo-saxons ont qualifié mon esthétique d’hip hop en remarquant mes collages très contrastés. Même si ma pratique diffère, j’ai été en partie nourri par le graff. Plus jeune, j’adorais voir ces dessins hyper colorés, presque fluo, dans mon quartier. C’est une esthétique très urbaine dont je ne peux me défaire.
AB : Ce qui est intéressant, c’est le contraste entre cet attachement à une urbanité réelle et les mondes oniriques que tu déploies dans tes expositions.
RB : Cette opposition fut particulièrement prégnante lors de l’exposition présentée à la galerie The Pill en janvier 2018 à Istanbul, Tapestry from an Asteroide dont le titre reprenait celui d’un morceau de Sun Ra. L’afro-futurisme me plaît précisément en ce qu’il rapproche une dimension réelle, historique, traditionnelle et politique, d’un futur proche ou éloigné empreint d’un imaginaire qui prend le dessus. D’un point de vue poétique, ce rattachement me permet de créer un pont entre le réel et l’onirique. En ce sens, la banlieue permet un enchevêtrement d’histoires, de traditions et d’héritages culturels qui n’ont rien à voir. Cela crée comme des collages du quotidien. Quand tout se chevauche et s’interpénètre, il y a cette surprise du présent qui se manifeste dans des moments de vie que je ne pourrais vivre ailleurs. Comme lorsque ces élèves de CM2, nés à Saint-Denis, entrent pour la première fois dans la Basilique en ignorant jusqu’alors que dans leur propre ville se trouve le tombeau des Rois de France. Ou encore, plus prosaïquement, quand je trouve à l’arrière d’un supermarché exotique des paniers en osier délirants dont on ne sait comment ils sont arrivés là.
AB : Comment collectes-tu ces objets et matériaux que tu utilises dans ton travail ? Les considères-tu comme une collection à part entière ou davantage comme une base de données, à la manière des images que tu récupères sur Internet ?
RB : Je suis un « accro » de brocantes et de récupération, et mes œuvres présentent en effet beaucoup d’objets que j’ai chinés ici ou ailleurs. Souvent, ces objets restent des années dans mon atelier avant que ne me vienne le projet qui va avec. Pour la série de portraits Black Panthéon (2017), j’ai intégré des fleurets d’escrime achetés en lots il y a trois ou quatre ans. Je les avais presque oubliés quand m’est venue cette idée de personnages métis ayant eu une existence à la cour. Ces objets constituent ainsi davantage une base de données dans laquelle je peux librement puiser. Je les utilise soit directement dans mes installations, soit photographiés puis sérigraphiés dans mes toiles. Je m’intéresse souvent à un objet parce qu’il me fait penser à quelque chose, comme une image iconique. Ma collection de fauteuils miniatures
« Emmanuelle » a débuté par exemple car ils me rappelaient une photographie de Huey P. Newton, l’un des cofondateurs des Black Panthers. Cela a été le point de départ du Trône de Christophe, une installation exposée au Mac Val en 2017. Pour préparer mes compositions, je travaille aussi avec une importante banque d’images sur mon ordinateur, ou encore avec Gallica ou Pinterest. Cette dernière plateforme me permet de répertorier, à partir de mots-clés, des images autour d’une même thématique. Par exemple, le sous-dossier « Vénus » est lié à un portrait de Marpessa Dawn, qui avait tenu le rôle d’Eurydice dans le film Orfeu Negro de Marcel Camus. Ce dossier regroupe des photographies de sculptures antiques, de mannequins africains, de statuettes Dogon, de peintures de Velázquez. S’y retrouvent déjà des indices sur les séries à venir. Ces banques d’images constituent quasiment des blocs-notes qui me permettent de développer une idée conductrice.
AB : D’un point de vue technique, comment parviens-tu à créer à partir de ces images un collage sur la toile ou les tissus ?
RB : Je compose d’abord un collage sur Photoshop, ce qui me permet d’engager, le cas échéant, par un système de calques, des changements de couleurs et de formes. Travailler avec cet outil confère une réalité immédiate à mon travail : il me permet non seulement d’expérimenter très rapidement des compositions, mais aussi d’envisager l’ordre de ce qui va être peint ou sérigraphié. Je peins ensuite des fonds que je photographie pour les faire imprimer sur tissus. De la même manière, je prépare des trames à partir d’objets ou de matériaux que je photographie, et que je retravaille sur l’ordinateur pour imprimer un calque en vue de réaliser les sérigraphies. Une fois le calque imprimé, je l’adjoins à un écran et y dépose avec une raclette un produit photosensible dans le noir qui sera ensuite insolé à la lumière de jardin pendant trois à quatre minutes. C’est assez pour cuire le produit et qu’une réaction lumineuse s’opère de manière à pouvoir, une fois passé sous l’eau, retirer une sorte de seconde peau, ne laissant que l’image sérigraphiée sur l’écran. Il faut enfin procéder au tirage sur tissu des différents éléments.
Vue de l’exposition Back to Ithaque, Galerie Alain Gutharc, Paris,
Bug-Jargal, 2017, impression numérique et sérigraphique sur tissu, 350 x 220 cm © Aurélien Mole, courtesy de l’artiste et Alain Gutharc.
Le chevalier Saint-Georges, 2017, acrylique et sérigraphie sur bois, 88 x 52 cm © Aurélien Mole, Courtesy de l’artiste et Galerie Alain Gutharc.
AB : Avec cette technique, le résultat est logiquement assez pop.
RB : Complètement. Un outil influence forcément une esthétique. J’ai un véritable attachement vis-à-vis de cette technique que j’ai apprise au lycée, bien avant d’entrer aux Beaux-Arts de Paris. Et c’est par la sérigraphie que j’ai réellement commencé à travailler pour moi-même, en utilisant des images brutes. Toute la famille d’artistes qui la pratiquaient, comme Andy Warhol, Robert Rauschenberg, Sigmar Polke ou Christopher Wool, comptent encore aujourd’hui parmi mes artistes favoris. Quelque part, mon attraction pour cette technique n’a pas changé. La sérigraphie demeurera toujours une part essentielle de mon langage pictural. Elle me donne une grande liberté du choix des tissus et des formats, et laisse, dans le même temps, apparaître le geste de l’impression. En un sens, la sérigraphie apporte de l’hybridation à mon travail. Elle concilie autant mes recherches sur la peinture et les matières que les télescopages d’images réalisés sur ordinateur. J’aime ce passage de l’outil multimédia à la sérigraphie, qui me rattache aussi à un autre paysage visuel, plus contemporain, avec des coupes et des couleurs plus acides.
AB : Comment travailles-tu la couleur dans tes œuvres ? Tu sembles très attaché à une gamme colorimétrique particulière, du violet franc au vert tropical. Cela traduit-il une recherche kitsch dans ton travail ?
RB : Le choix des couleurs reste assez instinctif et reflète mes goûts et mon identité. J’adore manier la couleur, surtout quand elle happe le spectateur. Dans ma pratique, il y a une liberté colorée qui ne craint pas les associations de mauvais goût. J’apprécie beaucoup un artiste pop des années 1970 comme Peter Saul dans son usage de couleurs flashy, complètement délurées. Cela rejoint un peu le jeu que j’entretiens avec l’histoire de l’art où sont convoquées, dans un rapport quelque peu désobligeant, des références à la peinture de cour du XVIIIe siècle. Dans cette série de portraits s’établit peut-être un jeu kitsch entre couleurs flashy et matières peu nobles. Ma reprise du tableau de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud était extrêmement colorée avec des violets, des bleus, des roses. J’avais aussi créé une robe en mousse extensive orange fluo pour la reprise d’un portrait de Marie-Antoinette. Cette série va de pair avec l’idée du carnaval, où la royauté est simulée et réinventée par des accoutrements, des costumes d’apparat. Qu’il vienne des Antilles, des Caraïbes ou d’Amérique latine, l’univers du carnaval, de la parade ou de l’ornement m’inspire profondément. Par exemple, l’American Indian Parade organisée par les descendants métis d’Amérindiens et d’Afro-américains déploie une profusion de couleurs criardes où l’on joue avec du froufrou, de la fourrure, des broderies en perles. Le vaudou haïtien témoigne aussi de ce déchaînement coloré.
AB : Ce détournement de l’Histoire, et plus précisément de l’histoire de la peinture, ne se traduit-il pas également par la volonté de sortir du châssis ?
RB : Lorsque ma pratique picturale sort du châssis, c’est qu’il y a déjà un déplacement qui s’opère de la toile vers l’aspect déambulatoire ou processionnel du carnaval. Quelque part, le textile entretient un rapport plus vivant qu’une toile tendue, en ce qu’il développe ses plis dans l’espace. C’est le cas de la série de drapeaux Chromatic Kingdoms (2016), des bannières frangées Célébrations (2011-2013), ou encore de mes très grands formats qui ressemblent presque à des tapisseries, à l’instar de Couronnement présenté en 2017 au CAC La Traverse. J’aime par exemple que le drapeau représente une idée collective transformée en espace pictural. L’hybridation contemporaine a besoin d’exister en dehors du châssis. Elle nécessite de reprendre une forme issue de la vie urbaine, de moment de vie collectif où l’on se manifeste ensemble. Toutefois, après avoir réalisé beaucoup d’œuvres textiles, notamment à Los Angeles, je ressens le besoin de revenir à la pratique de la peinture sur toile. Pour l’exposition Back to Ithaque à la galerie Alain Gutharc, je n’ai présenté que quelques peintures sur bois. Cela ne me suffit plus, d’autant que ma pratique de la peinture n’est pas du tout figée. Entre toutes ces techniques, je fais finalement tout le temps des allers-retours, un va-et-vient permanent. L’une m’inspire pour une autre.
AB : Ce besoin d’exister en dehors du châssis s’exprimait dans l’exposition Tapestry from an Asteroid, qui s’est déroulée à la galerie The Pill à Istanbul de janvier à mars 2018. Peux-tu nous la présenter ?
RB : D’un point de vue scénographique, le principe était proche de l’exposition Back to Ithaque : des œuvres peintes classiques au mur étaient combinées à de larges pièces textiles utilisant l’espace. Cette exposition présentait par ailleurs une série de peintures sur toile, une galerie de portraits hybrides aux formes totémiques. J’y ai aussi exploré un nouveau format puisque j’ai réalisé une fresque panoramique de près de dix mètres de long sur trois de haut. Cette pièce textile joue sur les codes de la tapisserie, qui développe souvent un aspect narratif avec des scènes de genre ou d’histoire. Se déploient dans l’exposition un récit bêtement onirique, une projection futuriste complètement imaginaire où se côtoient des portraits de toute sorte : figures antiques, statuettes d’Afrique de l’Ouest, portraits de cour. Un vaste mix de références.