entretien
Variations pour sousterrain, Lyon, 2017.
Anna Holveck collecte les sons, les travaille comme une matière vivante. Elle compose, chante, enregistre, filme, en écho aux espaces dans lesquels elle intervient, consciente d’agir au sein d’une partition chargée. Ses expositions au Creux de l’enfer et au CAP Saint-Fons ne verront peut-être jamais de public ; cet entretien tente de lui en offrir un.
Sophie Lapalu : Tes pièces sont tout à la fois des actions simples, protocolaires, assez proches d’un énoncé conceptuel [chanter le son du frigidaire (Frigidaire, 2016), dire en une expiration un texte très long (En une expiration, 2017) par exemple], mais elles prennent également en considération l’espace dans lequel elles ont lieu, sont teintées de subjectivité, d’humour et de corporalité, et se trouvent peut-être en cela plus proche d’un esprit Fluxus [tu chantes dans le hall d’un centre commercial sur la musique qui y est diffusée (Concerto pour Hall d’entrée, 2016 ) ou dans les bouches d’égouts du quartier de la Croix-Rousse (Variations pour souterrain, 2017)]. Elles m’évoquent à la fois les recherches d’Alvin Lucier ou Max Neuhaus et les performances d’Esther Ferrer ou Meredith Monk. Or tu te présentes comme plasticienne, compositrice et chanteuse. Si tu as suivi le cursus de cinq ans aux Beaux-arts de Lyon, en revanche je ne sais pas où tu t’es formée à la composition électro-acoustique et au chant ? Et comment ces trois disciplines s’informent-elles les unes les autres ?
Anna Holveck : J’ai commencé le chant assez jeune en suivant des cours particuliers avec la méthode Feldenkrais. Le son, la musique et la voix se sont intégré•es à ma recherche suite à une vidéo que j'avais réalisé, un peu intuitivement, aux Beaux-arts (Papier peint, 2014). J’ai filmé en travelling le papier peint, assez vieillot, de mon salon et ai superposé à cette image le son enregistré de mon appartement ; l’image traçait le contour du lieu et le son en remplissait le centre. J’ouvrais des portes, en fermais, je chantonnais en me déplaçant, faisais la vaisselle, allumais et éteignais la radio pour créer un montage sonore en direct. Le travelling venait encercler le son des mouvements du quotidien dans cet espace. Ça a été un déclic. J’ai eu envie de m’inscrire à l’école de musique de Villeurbanne, en composition électro-acoustique. Mes études étaient faites d’allers-retours : aux Beaux-arts, je tentais d’utiliser le son comme n’importe quel autre matériau, en essayant de le regarder et de le comprendre, et à l’école de musique j’abordais le son d’une manière un peu plus conceptuelle, en relation avec l’image. Peu à peu, le son m’est apparu comme un médium vivant aux propriétés plastiques, qui se déplace, s’étend, tantôt très directif, tantôt totalement fluide ; il entretient une relation très forte avec l’espace et le contexte qu’il révèle, non seulement par les phénomènes acoustiques, mais également par sa capacité à produire du sens.
Le corps est un élément intrinsèque à tes pièces : il est une caisse de résonance (Le vrai pêcheur a lui-même caché le poisson derrière la pierre, 2016), l’impactant-impacté (Feedback, 2018), il est aussi ton instrument. Est-ce qu’on peut y lire un écho à la méthode Feldenkrais à laquelle tu as été éduquée ?
Dans mes cours de chant, nous faisions un travail de respiration, de prise de conscience du corps, assez imagé : chanter avec une deuxième bouche derrière la tête, penser que lorsque l’on chante des notes graves il faut les penser très hautes, etc. C’était un enseignement qui utilisait la métaphore pour faciliter la découverte des lieux du corps et leur résonance. Nous apprenions à considérer le corps comme un outil, un instrument, à le faire sonner, dans la jambe, le bras, dans les différentes parties du visage, etc. Ce corps outil, merveilleusement complexe, ressurgit dans mon travail : il peut à la fois produire du son, l’entendre, distinguer plusieurs sources, s’adresser, s’adapter à un contexte… Dans Feedback la voix a même disparu, le corps produit du son par contacts, comme un instrument à qui l’on transmet une énergie. Il est d’ailleurs enregistré par un micro piezo qui sert habituellement à l’enregistrement du violoncelle ou de la contrebasse.
Le corps crée également un potentiel espace de projection et d’identification pour la•le visiteur•se. Quand je frappe deux cailloux devant mes lèvres en me servant de l’espace de ma bouche comme caisse de résonance pour créer différentes notes à partir d’un bruit, j’ai la sensation que l’auditeur•trice peut lire cette action dans son propre corps, que cela peut créer une sorte d’appétit, de salivation [Le vrai pêcheur (…)].
Louis Dandrel écrit, dans la préface de l’ouvrage de R. Murray Schafer Le paysage sonore : « Le son dit le monde que l’on ne voit pas. Mais comment le comprendre quand l’hégémonie du regard a depuis si longtemps façonné le discours vrai ? ». J’ai l’impression que ton travail s’attelle à cet imperceptible. Notre attention se porte habituellement sur l’exceptionnel, l’événement, mais aussi le visuel. Comment choisis-tu les matériaux avec lesquels tu travailles ? Sur quoi cherches-tu à porter l’attention ? Que souhaites-tu révéler ?
J’ai récemment lu un livre de Lionel Marchetti sur le travail de Michel Chion, dans lequel il parlait d’une sorte de communauté des enregistreur•euse•s de son : « quelque chose attire, on se fige, et on se fait prendre en proie par le son ». Je retrouve à chaque fois cette sensation d’être interpellée par quelque chose et d’avoir envie d’en tirer les fils. Pour Concerto pour un hall d’entrée, ça s’est passé ainsi. Tiens, il y a de la musique ? Je suis restée assise pendant un certain temps dans ce hall d’entrée du centre commercial de la Part-Dieu, à Lyon, à écouter et regarder les gens passer, à être fascinée par cet espace, par cette lumière, cette circulation, ces couleurs et cette musique. J’ai enregistré la musique sur place et je l’ai réécoutée. J’y ai passé un certain temps, j’ai vécu avec cette trouvaille avant de décider d’intervenir. Je suis finalement allée chanter dans cet espace, en utilisant la musak de ce hall d’entrée comme instrumental. D’une certaine manière je voulais aider cette musique dématérialisée et sans auteur•trice, qui n’a pour but que d’être traversée, à retrouver une présence physique.
Le quotidien est émouvant pour moi, car les choses y sont vivantes et comme collées les unes aux autres. On est dedans, le regard n’est pas distancié, mais incarné. Cela me fascine et m’amuse d’écouter avec recul ces moments-là, puis de créer des décalages. Parce que c’est quotidien, cela peut devenir magique, exceptionnel. Ce dont j’ai envie de parler, c’est d’attention.
Le vrai pêcheur a lui-même caché le poisson derrière la pierre, 2016
Feedback, exposition Elastoc, Pauline Perplexe, 2018.
En enregistrant certains espaces et en diffusant leur sonorité dans d’autres (Pull up the fish, 2019, Feux, 2018, Variations pour souterrain, 2017), tu fais se déplacer des lieux. Il y a dans tes travaux un hors-champ sonore qui s’impose, comme lorsque tu décides d’ouvrir le carreau d’une fenêtre de temps en temps pour faire entrer le son de la rivière à l’intérieur du Creux de l’enfer (Un carreau assourdi, 2020). Est-ce que ce geste de ramener des sons est une manière de travailler dans ces espaces normés que sont les espaces d’expositions – en y faisant entrer, dialoguer, les sons du monde ?
Techniquement, le son n’est arrêté que par des frontières, des murs. L’image, quand on ferme les yeux, est bloquée. Le son lui est très envahissant. Alors qu’est-ce qu’on ouvre, sur quoi, et qu’est-ce qu’on ferme ? Qui produit les sons, qui les écoute ? Un bruit c’est un corps sonore qui vibre pour se débarrasser d’une énergie qu’on lui a transmise. Il y a un monde sonore, où les vibrations se déplacent d’objets en objets, comme dans une sorte de grand ballet en mouvement. J’ai l’impression que lorsqu’on ajoute des vibrations à ce ballet, on a une forme de responsabilité. Je me suis posée ces questions dans À son muet, une pièce radiophonique où interviennent différents textes, personnages, sons et réflexions d’auteur•trice•s. Rainer Maria Rilke parle de « l’ample mélodie de la vie ». Il évoque aussi le fait que, de temps à autre, il faut trouver la place de son solo dans cette mélodie complexe. J’imagine que chaque intervention que je fais a lieu sur la partition déjà très remplie du monde et j’aime bien ouvrir la fenêtre pour m’en rappeler.
Et puis chacun de nous contient une bibliothèque sonore ; chaque son amène de l’image, de la mémoire. Associés, ils peuvent créer un scénario. Le corps du•de la visiteur•euse est alors un espace dans lequel les choses vont résonner, produire de l’image et du sens. D’autre part, l’espace dans lequel se diffuse le son vient également en produire une lecture. Lorsque j’ai inséré une enceinte dans la bouche d’aération de la galerie Arrondit (Pull up the fish), l’enregistrement de l’eau de tous les égouts alentour produisaient alors une sorte de rivière reconstituée de la rue Quincampoix. J’ai ajouté à ce montage une voix lointaine à laquelle se superposait le son du souffle de la bouche d’aération de cette ancienne cave. Tout à coup, lorsqu’on tendait l’oreille, les tuyaux débouchaient sur une grotte souterraine où s’écoulait une rivière fantastique. Mais c’est finalement assez rare que les pièces sonores que je produis soient issues de tant d’effets et de montage.
Au centre d’art Le creux de l’enfer, où a lieu ton exposition Des fourmis aux lèvres, le bruit de la rivière est omniprésent !
Ça m’a effrayée au début, mais finalement j’étais très heureuse que ce son existe avant d’entrer dans l’Usine du May[1] et que l’on puisse repartir avec lui. Il a nourri la création des pièces et les relie les unes aux autres. J’ai par exemple réalisé une vidéo-performance (La sonde, 2020) où je pêche le son des vibrations basses et mouvementées de cette cascade avec un hydrophone. Cette vidéo est muette dès que le micro sort de l’eau, mais à ce moment-là, elle est comme sonorisée par le vrai son de la rivière que l’on entend en permanence en arrière fond dans le lieu. Le paysage sonore entre en discussion avec les sons de l’exposition. Toutes les 58 minutes, une fenêtre est ouverte pendant 2 minutes. Ce temps correspond au moment où les œuvres, de manière synchrone, ne diffusent plus que des bruits blancs. Ils se mêlent alors à ceux de la cascade et l’on distingue plus difficilement ce qui est enregistré de ce qui est réel. Il y a également une autre pièce dans cet espace, Like a river river. C’est un banc d’où sortent des écouteurs emmêlés et posés sur son assise. Ils diffusent des chants dans lesquels il y a le mot river dans le titre. Toutes ces voix s’échappent des écouteurs qui grésillent et forment un bruit blanc, qui se rapproche de celui de la rivière. Je présente aussi une installation vidéo et sonore Quio, quio, (Le dialogue), où l’on voit et où l’on entend des siffleurs qui se sifflent l’un à l’autre un texte de part et d’autre d’une montagne ; le bruit blanc ici c’est le bruit des cigales, de la montagne quand ils ne sifflent pas, d’une cascade au loin. J’ai beaucoup aimé orchestrer les pièces les unes par rapport aux autres pour créer une sorte d’équilibre dans la déambulation. Il y a celle qui s’occupe des aigus, celle qui s’occupe des graves, de la dynamique, de la stabilité, etc.
Vue de l'exposition
Des fourmis aux lèvres, ©Blaise Adilon
Des fourmis aux lèvres, Un carreau assourdi (le dialogue), ©Blaise Adilon, 2020.
Il y a un rapport au temps très fort ; dans tes performances, tu fais se superposer le passé du son enregistré avec le présent du son en live. Comment tes œuvres existent-elles en dehors du temps de présentation in situ ? Sont-elles amenées à disparaître ?
Je commence à me poser ces questions, surtout en ce moment. Je présente une pièce au Cap Saint-Fons, dans l’exposition collective Ce qui peut être montré ne peut être dit, et qui n’a pas encore pu ouvrir ses portes en raison du confinement. Cette pièce entretient un lien fort avec le contexte qui environne ce centre d’art, où cohabite un parc de street workout et un point de vue assez incroyable sur la vallée de la chimie. J’ai filmé ce paysage et j’y ai mis en scène un personnage de sportive en legging qui fait des tractions de plus en plus lentes. La dernière qu’elle effectue ne redescend jamais, c’est comme une sorte d’envol. Son souffle accompagne le rythme de ses mouvements et finit par devenir un souffle continu ressemblant au vent qui s’engouffre dans ce paysage lunaire. J’aime l’idée que cette pièce puisse exister dans cet espace et que les personnes que j’ai rencontrées, qui s’entraînent dans ce lieu, puissent venir la voir. J’ai enregistré les sons de leur paysage et la musique qu’elles écoutent et cela se retrouve dans la bande son du film. J’espère que l’exposition va ouvrir parce que je ne sais pas ce que cette pièce deviendra par la suite. La montrer ailleurs ?
Si tu documentes tes performances, est-ce que, dans ton cas, la présentation en direct, composée pour un espace particulier, est privilégiée ?
Je privilégie, a priori, toujours le direct parce que l’expérimentation y est plus sensible : il y a l’espace, la lumière, le corps, le fait de pouvoir s’éloigner ou se rapprocher d’une source sonore. L’image de documentation aplatit un peu tout cela. Je me sers cependant bien volontiers de la caméra pour faire ce que j’appelle des vidéo-performances. Ce sont des actions filmées où le son est diégétique, c’est à dire enregistré en même temps que l’image. Cette synchronicité semble parfois distendue, parce que le son visite des endroits où l’image ne va pas, exploite le hors-champ. Ce dispositif me permet d’augmenter la réalité et d’étendre ses possibles. Dans Variations pour souterrain, le son fait apparaître l’espace invisible du dessous tandis que la vie continue de se dérouler normalement au-dessus de la surface. D’une certaine manière, je crois aussi que l’image me permet de poser le regard pour que les oreilles puissent s’ouvrir.
J’utilise aussi la captation vidéo comme document lorsque je travaille avec des groupes, surtout dans les périodes de création, quand les choses s’inventent. Elle m’aide à venir capturer un moment et se transforme souvent en protocole, comme pour En une expiration. Enfin, pour moi, la composition passe beaucoup par l’enregistrement. Je ne sais pas écrire la musique, alors je m’enregistre, m’entends, me superpose. Souvent les pièces naissent enregistrées et la trace que j’en garde devient la partition.
I will make it (2018), performance pour laquelle tu ralentis la parole comme un enregistrement, révèle ce procédé.
J’ai appris par cœur les intonations de cette voix en l’écoutant, en la réécoutant. Je l’ai apprise comme une chanson.
Il y a donc des allers-retours permanents entre l’enregistrement et le live, la documentation et la partition. Tu insistes sur l’écho et sur le mythe de cette nymphe réduite à ne pouvoir que répéter les dernières paroles entendues. Schafer, à propos de l’écho, parle d’une image miroir du son originel : « toute réflexion implique un doublement du son par son propre fantôme, dissimulée de l’autre côté de la surface réfléchissante ». C’est pour lui un monde qui suit le réel avec un peu de retard. Peut-on, plus généralement, parler de ton travail comme « suivant le monde avec un peu de retard », lui faisant écho en quelque sorte ?
Est-ce que c’est du retard ? Je pense aussi au décalage. J’ai l’impression que cet écho apporte une forme de recul. La première fois que l’on entend un son il y a une forme de sidération dans l’écoute ; la deuxième fois, il y a une prise de distance possible, d’analyse. L’écoute elle-même est constituée d’échos. Le son qui arrive aux oreilles a une provenance. Il arrive par exemple d’abord à l’oreille gauche puis à la droite, et c’est le micro-décalage entre ces deux réceptions qui indique à notre cerveau la provenance du son. L’écho c’est aussi cette manière de pouvoir mettre en perspective le son, de le situer. Dans I will make it, je tente de copier cette voix qui récite des phrases sortant de la série The Walking Dead. J’ai toujours un peu de retard sur elle. Cette répétition et ce léger écho permet une sorte de prise de distance sur ces phrases et leur forme, leur intonation, leur esprit un peu absorbant et auto persuasif. Et puis ça ralentit, we won’t make it, la voix entravée perd l’efficacité de son message et devient un chant.
Il y a aussi une chose plus sensible qui me passionne dans l’écho, c’est comment l’espace romantise la voix. C’est le retour flatteur de la céramique sous la douche, le son sublime des églises qui exalte les passions… Une sorte de larsen vocal qui se nourrit lui-même et qui nourrit le désir d’en faire plus. Quelque chose vient se gargariser, se lover contre les parois d’un espace. Il y a une forme d’exaltation de soi par l’image du son que l’on a produit.
Tu dialogues avec un crapaud, fais jouer les musiques des épisodes du commandant Cousteau en fonction des humeurs des personnes à bord d’un voilier, chante « Amour Amour » de Peau d’Âne de Jacques Demy en ouvrant et fermant une porte pour créer des fade in fade out grinçants. L’humour est-il un ressort délibéré dans ton travail ?
Je suis souvent surprise de l’humour qui se dégage de mes pièces. Ce qui est curieux pour moi c’est il y a une forme de sérieux et de gravité qui motive souvent mes idées : quand je chante dans la bouche d’égout c’est pour m’adresser au peuple des morts de Giacometti. Le son du frigo est un son que l’on entend que lorsqu’on est seul•e, c’est celui du silence. Le faire chanter par un groupe, c’est comme faire une sorte de prière, un hommage, et cela rejoint la tradition du bourdon dans les musiques spirituelles. Mais au final c’est très drôle de faire chanter un frigo à une chorale… Il y a aussi ce rapport à l’espace. L’humour de Tati me fait tellement rire ; son corps est inadapté à l’espace et ce décalage passe beaucoup par le son. Il est probable que cet humour vienne aussi d’une malice, une joie espiègle à manipuler les sons. Et surtout je pense qu’il me permet de dire sans marteler, d’évoquer, de rester discrète en laissant libre champ aux interprétations.
[1] Le bâtiment jouxtant le centre d’art Le creux de l’enfer, où a lieu l’exposition d’Anna Holveck "Des fourmis aux lèvres" du 1er novembre au 20 décembre 2020, dans le cadre des Galeries Nomades.
En une expiration, ©Hervé Véronèse, Centre Pompidou, 2020.
Pull up the fish, Exposition collective Down to a Sunless Sea, Galerie Arondit, 2019.