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entretien

Benjamin Efrati

avec Marion Zilio

OÙ COMMENT TRAHIR L'IDÉOLOGIE

DES CONTENUS PAR LEUR 

FORMALISME MÊME

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Un après-midi d'automne, Benjamin Efrati et Marion Zilio entament, selon la définition de Wikipedia, 
« un processus itératif fait d'échanges interactifs d'informations entre deux personnes ».
vidéo visible sur la chaîne YouTube de la revue Possible


« Superpositif » est 
un « protocole » « exponentiel » « spéculatif » « GNOZO »
vidéo visible sur la chaîne YouTube de GNOZO /グノーゾー, 
 

L’œuvre de Benjamin Efrati se fonde sur une grande diversité de formats, dont il renouvelle les champs d’applications : web-série, conférences-performances, éditions et multiples, sites Internet, créations radiophoniques, clips musicaux, BD, dessins animés, conférences touristiques, etc. Ses productions sondent les plateformes du Web telles que Google, Wikipédia ou YouTube qui régulent notre accès au savoir. En organisant l’architecture de ce que nous voyons, lisons et sommes mené•e•s à commenter, ces interfaces, véritables entreprises du Web, façonnent également les discours et les moyens d’expression des un•e•s avec les autres, et de soi avec le monde. Benjamin Efrati tente de les pervertir, les détourner ou les réagencer.

Ta démarche protéiforme tend à mettre en scène des méthodologies d’apprentissage créatives et décalées, c’est notamment le cas de ta web-série The Gnozo Show. Pourrions-nous dire que tu expérimentes de nouvelles configurations du langage et du savoir ?

 

Avant d’entrer aux Beaux-Arts de Paris, j’étais en Master de philosophie. J’en suis parti quand j’ai réalisé que les normes universitaires étouffaient et lissaient la pensée sous prétexte de la calibrer, la rendant ainsi inoffensive. Je me suis alors réapproprié les outils philosophiques et le langage scientifique pour mieux les subvertir. 
J’ai d’abord multiplié les formats d’expressions (performance, film, photographie, dessin, musique, discours, écriture, réalisation de systèmes électroniques, logiciels, etc.), en passant en permanence d’un médium à l’autre afin de favoriser la déconstruction des habitudes qui leur sont associées. C’est pourquoi je ne vise pas l’expertise dans un domaine en particulier ; je garde une certaine distance pour pouvoir souligner les limites de chaque forme, quitte à passer au travers. C’est ce qui se passe lors du tournage des épisodes du Gnozo Show : mis à part le thème, je ne donne aucune consigne aux invités, ce qui les incite à s’emparer du projet. Leurs interactions hasardeuses produisent des mots qui prennent un sens précis au montage. Il y a un lien direct avec le chamanisme ou d’autres types de cadres conceptuels qui exigent une forme de lâcher prise dans l’exercice du contrôle. Comme dans l’esthétique wabi-sabi, le défaut est au centre de la perfection.

D’où une esthétique générale pétrie de glitchs, de parasites, de bugs ou de pop-up ?

Oui, l’imprévu renvoie pour moi à une forme de vie, car il excède le contrôle réflexif : ce qui peut apparaître comme un défaut révèle en fait l’existence et la nature du monde qui se situe au-delà de l’illusion technique. Dans un sens darwinien, le glitch représente aussi la variabilité arbitraire de la distribution d’un trait comportemental ou de l’expression d’un gène. Dans une perspective d’évolution culturelle ou mémétique, on pourrait dire que je vise des idées, mots ou connaissances qui révèlent un certain cadre idéologique en se situant en-deçà des seuils de détection de la perception habituelle.

Ton champ d’investigation est vaste : de Néandertal à la pop-culture, du cyberféminisme au

« xénoxénisme » que l’on pourrait qualifier par ce désir de « devenir l’autre ». Tu as notamment inventé un instrument de musique pour faire danser les dinosaures, le Gugusophone. Plus que des sujets, on a le sentiment que tu privilégies de nouveaux formats de pensée et d’expériences qui mettent la théorie à l’épreuve de la pratique.

Dès 2006, mes recherches avec Mario Amehou ont abouti au concept de significatogénèse, que l’on peut résumer comme une tentative de déconstruction des processus de construction de la signification. Peu après, j’ai imaginé la notion de « sémiophilie », soit la tendance adaptative de l’esprit humain à se diriger vers ce qui semble faire sens plutôt que d’accepter l’idée les choses telles qu’elles sont. En suivant ce chemin, j’ai cherché à exprimer sous le terme « xénophilie », la démarche consistant à embrasser ce qui nous semble étranger, c’est à dire insensé, et à le prendre comme tel. Entre 2013 et 2015, je cherchais du côté de l’anarchisme méthodologique de Paul Feyerabend, l’individualisme de Max Stirner et la prospective pragmatique de Charles Fourier. Quand, en 2016, j’ai découvert le Manifeste Xénoféministe de Laboria Cuboniks, j’ai ressenti un enthousiasme sans précédent car j’avais en quelque sorte trouvé une démarche qui me semblait non seulement compatible mais aussi complémentaire avec la mienne.

L’idée de xénocentrisme, elle, a émergé dans les années 1950 ; c'est en somme le contraire de l’ethnocentrisme. On aurait d’un côté un point de vue qui tend vers sa propre transformation et, de l’autre, une vision plus statique de l’existence, en fonction de dogmes établis et des traditions préexistantes. C’est ici que se joue la création artistique à mon sens, dans la possibilité même de créer des contenus qui trahissent l’idéologie qu’ils présupposent par leur formalisation même. Le Gugusophone, que j’ai développé entre 2010 et 2019 avec Noel Sarlaw et feu Nathan Efrati, est un bon exemple d’objet qui trahit sa fonction. En l’occurrence, celle de faire de la musique. En fait de notes, le circuit électronique est mis en feedback avec lui-même et altéré par l’impédance du corps du Gugusophoniste. L’idée est simple : qui joue du Gugusophone entre en communication électro-magnétique avec Gugus, le crocodile démiurge de la cosmologie Miracle. Selon la légende, le crocodile-démiurge Gugus aurait inventé le Gugusophone à l’époque du Trias pour faire danser les dinosaures. Pour mettre à l’épreuve cette superstition, il fallait donc reconstruire l’instrument et déterminer si, à défaut de dinosaures, nous pouvions faire danser des Homo Sapiens.


Pourquoi cela te semble-t-il nécessaire de déconstruire le rapport sujet / objet, sur lequel se fonde la connaissance ?

Que fait-on des connaissances qui sont à notre portée? Ici réside, à mon sens, le problème de la distinction entre sujet et objet. Le déjouer revient à suspendre temporairement son jugement face aux choses, à se dépayser soi-même. Ce qui m’intéresse le plus, c’est la disparition de la limite entre ce qui est peut être étudié et ce qui peut être appris, entre ce que le langage peut ou ne peut pas dire, entre l’intention et l’accident. 

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The Gnozo Show, 2019.

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Bible du xénoxénisme, Sappho ; Valérie Solanas, 2017.

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Bible du xénoxénisme, Sappho ; Valérie Solanas, 2017.

En quoi la multiplication des points de vue et la question du Xénoxénisme (devenir l’autre) - plante, animal, ancêtre éloigné, ordinateur, etc. - fait-elle époque, selon toi ?

Il semble loin le temps où des individus isolés comme Newton pouvaient soudainement repousser les limites de la science. Du point de vue de l’opinion publique, il n’y a plus de point fixe dans la connaissance, le savoir est devenu meuble
Quand le professeur Serizawa de la Bible du Xénoxénisme parle de « devenir l’autre », il ne parle ni de sympathie ni d’empathie. Tâcher de se mettre à la place d’une machine ou d’un humain préhistorique n’a rien à voir avec le fait de ressentir la douleur ou la joie d’un autre humain physiquement présent. Simuler consciemment ce que peut impliquer le fait d’être une chauve-souris, une plante, une pierre ou un quark, c’est faire l’expérience de nos propres déterminismes, remettre la perception, le corps ou l’affect au dessus de l’intellect, voire de la raison. Par contraste, l’empathie désigne une fonction cognitive liée aux neurones miroirs, qui échappent largement à l’intentionnalité. En résultent des effets tout à fait différents, qui peuvent avoir trait à l’apprentissage mais aussi à l’imitation grégaire, comme dans le cas d’une hystérie de masse. L’empathie joue donc un rôle aussi bien dans l’acquisition du langage chez le nouveau-né que dans la diffusion de la xénophobie, alors que la simulation nous met face aux limites de notre expérience perceptive, et procure une intuition consciente du caractère illusoire des limites du moi. Devenir l’autre, dans le sens du Xénoxénisme, c’est donc surtout voir plus loin que le bout de sa lorgnette.

Or, depuis que j’ai commencé à travailler sur ces questions, ces dernières me semblent faire l’objet d’une récupération et d’une instrumentalisation de plus en plus intenses, sous la forme de nouveaux processus de domination par le Capital. Au point que je me demande si, ce qui apparaissait comme une transgression ne deviendrait pas, à terme, une nouvelle injonction à internaliser les normes implicites. En d’autres termes, le slogan “Just Do It” de Nike me semble prendre le pas sur bien des tentatives visant officiellement à déjouer les diktats honnis du vieux monde. Si tout le monde suit le même chemin pour devenir un individu plus abouti pour «être soi-même », à l’image des autres, ne risque-t-on pas de se retrouver avec une société de clones persuadés d’être affranchis ? Sous couvert de se libérer de la coercition consumériste, les esprits ne se retrouvent-ils pas piégés dans une nouvelle idéologie de l’affirmation de soi ?

Comment expliques-tu cela ?

Cela s’explique peut-être en partie par les effets secondaires de l’accélération des industries technologiques qui nous procurent de nouveaux points de vue à chaque instance du même objet. Il n’est pas anodin de remarquer que l’usage d’Internet induit la création de mots de passe et de noms d’utilisateurs, que chaque mise à jour de notre système d’exploitation altère notre rapport à la technologie et par conséquent notre qualité de vie, que chaque nouveau téléphone soit une nouvelle prothèse accompagnée de son point de vue propre. Les groupes humains qui évoluaient plus ou moins librement sur Internet ont été transformés en générateurs de données, ce qui a pour effet de produire une mise en abyme. Lorsqu’une publicité ciblée apparaît en marge d’un e-mail, qu’une recherche pertinente est suggérée de manière prédictive, l’utilisateur se trouve confronté à une « modélisation consumériste » de lui-même avec laquelle il doit composer. Il est nécessaire d’apprendre à réagencer et à jouer avec, en dépit des chemins prédéterminés par les pop-ups flashy tourbillonnants et stroboscopiques. Ce point de vue est récursif : il exige que le sujet pensant fasse appel à une nouvelle version de lui-même pour la projeter dans l’espace digital. Notre rapport à soi est désormais médié par ce point de vue modélisé par des tiers.

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Le savoir meuble, 2010.

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Gugusophone, Live in Lascaux, 2019 ; Poster, 2018.

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En revisitant l’histoire et les régimes des discours, cherches-tu à écrire des récits émancipateurs ? Vises-tu l’élaboration de petits récits à défaut de « Grands récits » ?

Quand j’ai commencé à filmer mon père, il y a environ une dizaine d’années, le but était d’aborder la relation qu’entretient l’individu contemporain avec les média, et de voir ce qui se passe lorsque le spectateur devient acteur, sans pour autant lui fabriquer un rôle à jouer. Il me paraît délicat de parler d’émancipation en ce moment, car ce mot est souvent utilisé à tort, mais je veux certainement donner une voix à des processus qui sont tout aussi universels qu’ils sont imperceptibles. Ta question me fait penser à « l’histoire d’en bas » (history from below) développée par Edward P. Thompson dans les années 60, dont se revendique notamment Marcus Rediker, ou la micro-histoire de Carlo Ginzburg. L'idée est de focaliser les recherches sur les individus, par opposition à une approche holiste qui verrait dans l'histoire un ensemble d’événements concernant le corps social dans sa totalité. Ces démarches convergent vers une déconstruction des processus coercitifs qui visent à homogénéiser l'humain et à asseoir un certain type de pouvoir hiérarchique, tout comme d'une autre façon l'infra-ordinaire de Georges Perec ou encore l'inframince de Marcel Duchamp. À l’instar de la théologie négative, le point de départ est notre impossibilité à nous représenter ce qui excède nos capacités.

 

Disons que les récits produits par l’idéologie mainstream de l’époque à laquelle je suis né ne m’intéressent que pour leurs défauts ; si j’étais historien, je serais sûrement un historien de l’erreur. En ce moment, mes recherches portent sur la multiplication des contradictions et des renversements dans le domaine de la Préhistoire. S’il avait vécu jusqu’ici, Gaston Bachelard se serait fait un plaisir d’analyser le ton définitif des affirmations des paléo-anthropologues des années 1980 concernant la signification de l’art pariétal ou du mode de vie des Néandertaliens. Les connaissances évoluent trop vites, les experts sont obligés d’élaborer de nouveaux modèles rapidement.

Penses-tu que la fiction et les récits spéculatifs sont l’avenir de la science ?

La science est une excroissance de l’imagination au même titre que la fiction. La fiction a toujours motivé la science et inversement, selon une perspective cyclique. Je pense plutôt que ce sont deux modes d’action complémentaires. Récemment, l’apparition d’Internet a simultanément facilité la circulation des connaissances et émancipé la fiction de sa vassalité proverbiale. Les fake news, le conspirationnisme et le community-surfing seraient plutôt du côté de la fiction, alors que le projet Eterna, le site de la Nasa, Page Rank et Wikipedia seraient du côté de la science. On voit bien que les deux forces sont actives dans chacun de ces cas, et la minutie de l’explication semble proportionnelle au nombre de théories inventées par jour. Au final, on en revient à Time Wave Zero et à l’idée que l’innovation progresse de façon exponentielle jusqu’à ce que mort s’ensuive.
En ce moment, je travaille sur une nouvelle performance qui traite de l’anthropocentrisme. L’idée de base, c’est de donner à percevoir au spectateur le caractère relatif des normes qui constituent les piliers de son expérience du monde. Pour ça, je m’inspire des visites guidées dans les grottes préhistoriques qui relativisent de fait l’expérience usuelle du temps. Cette performance s’appelle Superpositif, et se déroule environ 20 000 ans après le présent. Je joue le rôle d’un guide touristique qui fait visiter une reconstitution des conditions de vie des humains à l’époque où ils commencent à formuler un discours naturaliste, voire scientifique. L’échelle temporelle est si vaste qu’elle me permet d’écraser des phénomènes qui nous paraissent très éloignés : l’invention du monothéisme, la découverte du Nouveau Monde, l’apparition d’Internet. Tous les événements que nous connaissons présentement sont situés en amont des événements les plus importants pour l’humanité à venir. À partir de là, la simple description des conditions de vie contemporaine devient risible. Le moteur narratif du projet est l’anachronisme, ce qui permet d’observer nos cadres de vie de l’extérieur. Ça donne des phrases tout à fait contre-intuitives, comme : « à l’époque, les humains s’étaient fait une religion du fait de détruire les formes de vie unicellulaires et virales pour survivre, car ils n’avaient pas encore compris ce qu’était la symbiose inter-espèces », ou encore « du fait de leur modeste état d’avancement technologique, ils n’avaient pas d’autre moyen d’externaliser la pensée que de la matérialiser physiquement, à l’aide de techniques de gravure sur pierre, puis d’écriture sur parchemin, ou encore l’utilisation d’interfaces mécaniques à l’aide desquelles ils alignaient des glyphes pour former des syntagmes du premier genre ». Comme il s’agit de spéculations, et que la relativisation de l’expérience contemporaine fonctionne à travers une forme d’humour, tout est permis, dans les limites de ce que permet le principe de non-contradiction…

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Xénonxénisme Bus Tours, 2016.

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Avant-Chess, 2018.

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