entretien
Lei Saito
Coralie Gelin
AVENTURES CULINAIRES
Lei Saito, Petit Déjeuner Royal pour les Early Risers, 2010, performance culinaire, Rijksakademie van beeldende kunsten, Amsterdam. Crédit photo © Lei Saito.
Samedi 14 octobre 2017, La Maison Rose (Montmartre).
Il est 14h, j’arrive à la Maison Rose. Lei Saito s’affaire en cuisine. Elle prépare une performance. Cela fait environ six mois que j’ai fait sa connaissance à l’occasion de son exposition Volume d’oubli au Grand Cordel MJC à Rennes, alors que j’étais chargée des expositions de la galerie. Étaient présentés des dessins, sérigraphies, photogravures et installations à la portée poétique et ‘pataphysique. Une performance culinaire était organisée le soir du vernissage. C’est cette pratique spécifique qui fut au cœur de notre conversation.
Coralie Gelin : Puisque tu es en train de préparer une performance culinaire pour ce soir, j’aimerais commencer par évoquer cette pratique qui t’est chère. Quand as-tu envisagé la nourriture comme médium artistique ?
Lei Saito : Quand j’étais étudiante, je voulais devenir curatrice. J’ai décidé de quitter le Japon dont je suis originaire afin d’accomplir un cursus en Histoire de l’art à Paris. Cette capitale me faisait rêver. Je voulais étudier sur les bancs de la Sorbonne. Cependant, c’est à l’Université Paris-Nanterre que j’ai été inscrite. Cette université contrastait tellement avec l’image que je me faisais de l’université parisienne — belle, historique et accueillante — que j’ai rapidement laissé tomber l’idée d’y étudier. Pourtant, tous les matins, je me levais, prenais le RER et m’arrêtais à l’arrêt Nanterre-Université, avant de changer de quai pour retourner sur Paris. C’était sûrement pour me donner bonne conscience ! [Rires] Alors, je passais mes journées à flâner, à visiter les musées, les galeries d’art et les différents quartiers de la ville. À force de balades, je suis un jour tombée sur l’École des Beaux-Arts. J’ai immédiatement eu l’envie d’y passer mes journées.
CG : Tu as donc passé le concours d’entrée aux Beaux-Arts de Paris. Qu’avais-tu présenté au jury ?
LS : Au Japon, j’avais proposé et réalisé avec mon professeur Fumio Nanjo — actuellement directeur du Mori Art Museum à Tokyo — un catalogue d’exposition imaginaire. Mon projet consistait à inventer un propos d’exposition ainsi que les biographies et œuvres de six artistes imaginaires. L’illusion était parfaite. Fumio Nanjo avait même accepté d’écrire la préface ! À cette époque, je travaillais dans une agence de curating. J’ai alors profité du carnet d’adresses de l’entreprise afin d’envoyer mon catalogue à deux cents curateurs du monde entier, en guise de cadeau de Noël. Par conséquent, Harald Szeemann ou Hans-Ulrich Obrist l’ont reçu, et ont peut-être toujours en leur possession mon catalogue. C’est ce projet que j’avais présenté aux Beaux-Arts de Paris. Et comme cela n’était pas suffisant à mon goût, et que j’avais aussi passé une bonne partie de l’année à organiser des dîners et des pique-niques, j’ai eu l’étrange idée de concocter une recette estivale, une soupe froide à déguster par temps chaud, une soupe rose… au flamant rose ! J’ai par conséquent écrit un récit-recette alliant textes et images que j’ai fait découvrir au jury, avant de finir par une dégustation de cette fameuse soupe au flamant rose. C’est ce qui a marqué le début de mes aventures culinaires et artistiques ! C’est, en tout cas, à partir de ce moment-là que j’ai développé ma cuisine existentielle et pensé les ingrédients comme des matières pour réaliser des sculptures, installations ou performances.
CG : Que nous concoctes-tu pour ta performance de ce soir à la Maison Rose ?
LS : Généralement, je conçois mes performances culinaires pour des galeries ou des centres d’art. J’ai accepté l’invitation de la Maison Rose car j’aime bien ce lieu, son histoire, et le fait qu’elle ait reçu de nombreux artistes. À chaque fois, je m’inspire de l’histoire du lieu et de la personne qui m’accueille. Pour ce soir, je réalise La petite maison rose. Dans mon travail, on retrouve souvent des maquettes et des mises en abyme. Cela me rappelle une performance réalisée à quelques pas d’ici, lorsque j’étais en résidence à la Cité internationale des arts de Montmartre de 2014 à 2015. C’est à ce moment-là que j’ai organisé beaucoup d’événements et approfondi cette pratique. Pendant les portes ouvertes de 2014, j’avais réalisé une maquette de la Cité internationale des arts en sandwich géant, dans le même esprit que ce que je suis en train de faire ici. C’était une sorte d’hommage à cette résidence historique. J’aime beaucoup l’idée de sandwich, car cela fait penser à l’histoire, à une multitude de couches superposées, de strates. Cependant, même s’il est facile de réaliser des sandwichs et que cela fonctionne souvent avec l’histoire des lieux, je ne peux pas en faire tout le temps. On aurait l’impression que je suis une sandwicherie ! [Rires] Ce ne serait pas drôle… Alors, j’essaie à chaque fois de trouver de nouvelles idées, chaque performance devant être unique et adaptée au lieu et à ses invités.
CG : Il est vrai que chacune de tes performances est conçue pour un public spécifique.
LS : Oui, pour ce soir, puisqu’il y aura beaucoup de passants, d’habitants du quartier et de touristes, il fallait que l’effet soit immédiat, que ma création soit facile à manger et rapidement compréhensible. J’accorde une grande importance à ce que mes performances plaisent aux personnes pour qui je les fais. Cela me fait penser à la cérémonie du thé au Japon et au concept « Ichi-go ichi-e » consistant à accueillir ses invités comme si c’était la dernière fois. Le caractère éphémère est également très important pour moi. Dans mes performances, il est primordial que tout disparaisse ! Cela rend les moments précieux, on les apprécie plus, contrairement par exemple aux sculptures en bronze dans l’espace public. Puisqu’elles sont toujours présentes, on les regarde sans les regarder. Ainsi, mes performances culinaires et mes installations disparaissent chaque fois après l’événement, mes performances pouvant être perçues comme une sorte d’extension de mes installations, ou de contrepoint à mes productions pérennes.
CG : La nourriture est un médium particulier qui ne te permet pas de produire tes performances en amont, comme tes installations. Comment perçois-tu cette notion d’imprévisibilité ? Pour anticiper d’éventuelles complexités lors du dressage, donnes-tu forme à tes idées en réalisant des dessins préparatoires ? Accomplis-tu des tests chez toi ?
LS : Je fais très peu de dessins préparatoires. Il m’arrive de faire des tests, mais je suis plus à l’aise lorsque j’improvise. Quand j’ai fait ma performance culinaire à la Cité internationale des arts, Cité délicieuse (2014), j’avais pris la peine de faire deux essais à la bonne échelle. J’avais même récupéré un plan du bâtiment pour m’assurer que ma maquette fût aux bonnes dimensions. Cela m’avait pris beaucoup de temps, car je ne savais absolument pas si ça allait fonctionner. Et puisque de nombreuses personnes étaient attendues à cet événement, je ne pouvais pas rater cette performance. J’avais réalisé un premier test dont le résultat me satisfaisait. Le deuxième était beaucoup moins concluant car j’étais bien moins concentrée… Maintenant, je fais tout sur le moment. Pour aujourd’hui par exemple, j’ai seulement griffonné de mémoire une vue de la Maison Rose en trois dimensions. Je ne fais dorénavant plus de tests parce que je n’ai pas envie de gâcher de la nourriture (même si je peux toujours inviter des amis pour les déguster), et que je n’arrive pas à me concentrer dans ces conditions. Je travaille mieux sous le stress, je trouve cela plus stimulant. Je préfère envisager mes performances comme des aventures uniques, quitte à me sentir parfois menacée par des imprévus ou le temps qui file. Je pourrais aussi faire en sorte que ce soit plus facile pour moi, en faisant toujours la même chose, mais ce ne serait pas intéressant. Je préfère me renouveler à chaque fois.
Lei Saito, Cité délicieuse, 2014, performance culinaire, Cité internationale des arts, Paris.
Crédit photo © Lei Saito.
Lei Saito, La petite maison rose, 2017, performance culinaire, La Maison Rose, Paris. Crédit photo © Coralie Gelin.
CG : Outre tes performances culinaires, tu produis également des dessins, sculptures, gravures, photographies ou encore des installations. Comment fais-tu dialoguer ces différentes pratiques ?
LS : J’ai toujours considéré mes performances culinaires comme étant un peu à part. Mais tout le monde me dit que ce n’est pas la peine que je divise cela comme ça. Au début, j’étais un peu gênée par ce travail de cuisine, car j’avais l’impression que ce n’était pas assez conceptuel. L’avantage des performances culinaires, c’est qu’elles me permettent de rencontrer beaucoup de personnes, de discuter et de me nourrir de ces rencontres. Beaucoup de mes œuvres trouvent leur origine dans le quotidien, comme ma série projets n’importe quoi (2005). Lorsque j’étais aux Beaux-Arts de Paris, Annette Messager m’avait parlé de Robert Filliou. Sa célèbre citation « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » est devenue depuis lors une sorte de doctrine pour moi.
CG : On te contacte constamment pour tes performances culinaires. Comment expliques-tu cela ?
LS : C’est vrai, mais je n’accepte pas toutes les propositions. La raison principale de cette demande permanente réside dans le fait qu’on a toujours besoin de servir à manger. Il y a constamment des vernissages, des sorties de livres, de disques, etc., et toujours un budget pour le cocktail. Mais si on mange n’importe quoi, c’est un peu dommage. J’ai toujours trouvé très mystérieux de proposer des cocktails dans le même espace qu’une exposition, sans que celui-ci ne soit cohérent avec l’événement. Ce que j’aime, c’est faire d’un vernissage une expérience spéciale, en harmonie avec l’exposition. Ces circonstances d’invitations m’inspirent beaucoup, car il y a déjà un sujet et je peux m’y référer, le développer. Dernièrement, j’ai aussi reçu de multiples invitations pour des projets d’expositions, de workshops, etc. Il y a un équilibre qui s’instaure entre mes performances et mes expositions, et j’aime cela. En ce moment, je réfléchis aussi à un troisième axe de ma pratique.
CG : Quel serait ce troisième axe que tu souhaiterais développer ?
LS : L’édition. À l’Ecole des Beaux-Arts, j’ai commencé par faire de la photographie. Aujourd’hui, je prends encore beaucoup de photos, notamment de mes performances. Cette habitude vient de mon enfance. Quand j’étais petite et que je faisais la cuisine, j’immortalisais tout le temps ce que je réalisais. Mon intérêt pour la disparition était déjà présent. Même si j’apprécie qu’à la fin de mes performances, il ne reste plus rien à manger, j’aime l’idée de savoir qu’il en reste au moins un souvenir photographique. Quand j’étais enfant, je réalisais donc des photos et rédigeais un menu en calligraphie. Encore aujourd’hui, j’accorde une grande importance à l’écriture, ainsi qu’aux titres de mes œuvres. Je continue également à prendre en photo mes réalisations culinaires. Seulement maintenant, je les poste sur Instagram. Mes amis proches me disent que mes performances sont superbement bonnes et belles, mais qu’il est dommage qu’elles ne durent pas. Les images permettent de garder des souvenirs. Et c’est aussi une autre façon de participer à la performance, sans la goûter, en imaginant des saveurs. Je poste souvent mes photos en temps réel, avant la fin de la soirée, comme pour faire partager à mes followers ce moment. Je pense qu’il serait bien que je fasse une édition à partir de ces visuels, elle pourrait prendre la forme d’un livre de cuisine sans en être véritablement un...
CG : Tes sources d’inspiration proviennent-elles plutôt du champ de l’art ou de celui de la cuisine ?
LS : La promenade est mon activité principale, j’aime m’inspirer des belles choses, des rencontres et des expositions. En ce qui concerne l’art, les peintures de la Renaissance italienne me passionnent, notamment les œuvres du peintre Paolo Uccello, dont les recherches picturales sur la perspective ont marqué l’histoire. J’aime aussi beaucoup les représentations du mazzocchio que l’on retrouve dans de nombreuses peintures des maîtres italiens de la Renaissance. Ce motif, résultant de la géométrisation du couvre-chef florentin a cercine (en forme de cercle), ressemble étrangement à un donut. En 2016, j’avais alors réalisé pour l’ouverture de la galerie Le Mur Saint-Bon, un mazzocchio comestible. Quand je peine à trouver de l’inspiration, je vais au Louvre. Quand j’étais aux Beaux-Arts de Paris, l’école était juste à côté, pourtant, presqu’aucun étudiant n’y allait. Autrement, j’aime aller au restaurant manger de bonnes choses. La nourriture servie est parfois plus belle que ce que l’on peut voir à la FIAC ! [Rires] On peut évidemment se demander si l’art est fait pour être beau. Cependant, ma cuisine existentielle est bâtie sur trois principes : le beau, le délicieux et le conceptuel. Sur les réseaux sociaux, je suis aussi des chefs et vois de belles photos, mais il n’y a pas de narration derrière à la différence de mes performances qui véhiculent des histoires. Enfin, je me nourris des rencontres et de mes performances qui me permettent d’inviter des gens, de leur parler et de les faire rentrer dans mon univers. Souvent, les participants citent leurs références, me demandent si je connais tel ou tel artiste, cela m’inspire beaucoup. Et ce que j’aime aussi dans mes performances, c’est le fait de réaliser une sorte de tea party comme dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. C’est finalement l’idée de célébrer tous les jours le quotidien, de se dire que chaque jour peut être une fête.
CG : Certains se plaisent à te qualifier de « patapatissière », peux-tu en expliquer la raison ?
LS : Ça vient d’Alain Kruger qui m’avait invitée en 2015 dans son émission On ne parle pas la bouche pleine !, diffusée sur France Culture le dimanche de 12h à 12h30. Il m’appelle comme cela à cause de l’œuvre GELEE, la patinoire en jus de clémentine que j’avais réalisée en 2015 lors de l’exposition As the clementine ice rink glistens in the light, the world fades into translucence at l’heure bleue, à la Galerie de Multiples à Paris. L’idée était de voir si le monde allait disparaître à l’heure bleue, lorsque la lumière bleue se serait réfléchie sur une surface de couleur complémentaire, l’orange. C’était une œuvre inspirée de la ‘pataphysique, une solution imaginaire qui dépasse la métaphysique. Cette œuvre est à l’origine du mot-valise utilisé par Alain Kruger, fusionnant « ‘pataphysique » et « pâtissière ». Mais je ne fais pas partie du Collège de ‘Pataphysique. Ce qui m’intéresse, et qui est fondamental dans mon travail, c’est surtout la notion d’imaginaire.
Lei Saito, Mazzocchio, 2016, performance culinaire, Mur Saint-Bon, Paris. Crédit photo © Lei Saito.
Lei Saito, GELEE, 2015, Installation, jus de clémentine, eau, agar-agar, champagne, vitamine C, colorant, métal, silicone, 300 x 400 x 5cm, Galerie de Multiples, Paris. Crédit photo
© Lei Saito.