entretien
Julie C. Fortier
Clara Muller
INTIMES FANTÔMES
Ascension (détail), 2017.
Des thèmes qui hantaient son travail de photographe et de vidéaste, l’artiste d’origine québécoise Julie C. Fortier, née en 1973, a fait émerger une pratique intégrant arômes et odeurs. Je l’ai rencontrée chez elle, à Rennes, à l’occasion de son exposition au Musée des Beaux-Arts C’était un rêve qui n’était pas un rêve (du 30 septembre 2017 au 4 février 2018), où elle présentait pour la première fois les installations Ascension et Roadhouse.
Son atelier, attenant à son appartement et à celui de son mari, l’artiste Yann Sérandour, donne sur le jardin où elle cultive les plantes aromatiques qu’elle utilise aussi bien en cuisine que dans sa pratique artistique. Quelques cartons servent de support à des essais de mise en forme de plumes, une recherche plastique qui fait suite à la performance La Revanche des Oiseaux réalisée à la Maison Rouge à Paris en novembre 2016. Dans la bibliothèque, au milieu des essais d’esthétique et des monographies d’artistes, une étagère est consacrée aux ouvrages sur les odeurs et le parfum. Se distinguent aussi plusieurs livres de botanique et d’autres consacrés aux cabanes, indices du goût de l’artiste pour la nature, la forêt et ses abris. Ce n’est pas dans cet atelier-bureau mais au grenier, sous le toit en pente dont le grand velux s’ouvre sur le ciel, que se niche son laboratoire. Dans cette presque-cabane perchée où Julie C. Fortier trouve refuge pour « composer », s’alignent des centaines de petits flacons et quelques bouteilles dans lesquelles infusent racines de vétiver, fleurs de camomille ou branches de fenouil.
La nature tient en effet une place importante dans le travail de Julie C. Fortier. Petrichor (2013), sa première œuvre olfactive, recompose l’odeur de la terre humide, tandis que Orée du jour (2016) semble être l’essence d’un sous-bois contenu dans une fiole. Plus ambivalente, son installation La Chasse (2014) se compose de presque 100.000 touches collées au mur, sur lesquelles trois parfums (herbe coupée, animal et sang) se succèdent par zones, narration odorante donnant du sens à ce paysage abstrait. Car les compositions volatiles de Julie C. Fortier font parler le vide et le silence. Ses œuvres sont ainsi pleines de souvenirs se racontant en odeurs, et la figure du fantôme traverse son travail, tous supports confondus. Dans son laboratoire, sa grand-mère et ses arrières grands-parents semblent d‘ailleurs veiller sur elle depuis leur cadre, et soulignent l’importance qu’ont pour elle les choses et les êtres disparus, présences malgré l’absence.
De l’œuvre profondément animée (anima, du latin « souffle, âme ») de Julie C. Fortier émane une douce nostalgie. Sa mémoire est un lieu de sédimentations, de cristallisations et de déambulations intérieures nourrissant un travail intime, dont les leitmotivs sont réinterprétés en variations de formes aussi bien matérielles qu’immatérielles, entre rêve et réalité.
Clara Muller : Comment t’est venue l’idée d’intégrer des odeurs à ton travail ?
Julie C. Fortier : Après mon congé maternité, le directeur de l’école des Beaux-Arts d’Angers où j’enseigne m’avait demandé de penser à un nouveau cours pour les étudiants en 3e année. J’avais envie de travailler sur la relation entre art et nourriture et sur la question du lien social que la nourriture apporte. J’ai donc commencé ce cours de manière horizontale, c’est-à-dire que j’intégrais ces questions à ma pratique en même temps que les étudiants. Rapidement, j’en suis arrivée à m’intéresser à la transmission et à la mémoire. De fil en aiguille, j’ai glissé vers les odeurs, qui m’apparaissent avoir encore plus de puissance en terme de représentation. Et après une boulimie de lecture sur le sujet, j’ai décidé de me former à la formulation de parfums.
CM : Pourquoi as-tu choisi de ne pas faire appel à des parfumeurs pour créer les odeurs et parfums que tu utilises ?
J C.F : Comme je travaille beaucoup avec des souvenirs précis, je pense que j’aurais été frustrée de ne pas pouvoir formuler moi-même. J’avais peur aussi de ne pas pouvoir traduire et communiquer ces impressions mémorielles à un tiers. Mon travail en laboratoire ne m’empêche pas de consulter des parfumeurs lorsque je n’arrive pas à faire ce que je veux. Ma posture d’artiste c’est d’être une amateure à temps plein. Même si j’ai développé une forme d’expertise, je ne serai jamais parfumeur, ça reste du bricolage. Je travaille ici, dans ma cabane. On a mis du bois partout pour ça. C’est petit mais pour mon laboratoire je n’ai pas besoin d’un très grand espace. Quand je viens ici je suis bien, isolée, je suis vraiment dans ma tête.
CM : Mais ta pratique olfactive nécessite aussi des échanges et des collaborations (chimistes, verriers, philosophes, patients...). Cela influe-t-il sur la forme finale ?
J C.F : Oui complètement. J’aime être surprise par ce que les autres apportent, par la perception qu’ils ont de mon travail et ce qu’ils proposent. Avant je n’avais peut-être pas la sagesse ou la confiance en moi suffisante pour accepter cette altérité, mais maintenant ça me plait.
CM : Travailles-tu plutôt dans ton laboratoire ou dans ton atelier ?
J. C.F : Je viens formuler dans le laboratoire mais quand je fais des recherches ou des commandes, je vais dans l’atelier. Dans le laboratoire il n’y a pas d’ordinateur, je travaille sur papier, à l’ancienne. Quand les outils sont trop performants on ne digresse pas, alors que là, il y a vraiment une errance, un tâtonnement qui permet parfois d’ouvrir sur autre chose... Et puis sans ordinateur il y un rapport à l’espace réel, et pour moi le fait de composer dans l’espace, en agençant les mouillettes, c’est vraiment primordial.
CM : Comment conçois-tu le passage de tes œuvres de leur lieu de création à leur lieu d’exposition ?
J C.F : Je pense toujours au lieu d’exposition, à sa disposition, sa fonction, son usage. Au Musée des Beaux-Arts de Rennes par exemple, dans ce patio couvert à la fois extérieur et intérieur, le nuage d’Ascension fonctionne très bien, pareil pour Roadhouse, l’installation vidéo. Et puis les œuvres volumineuses je ne peux pas les réaliser en dehors du lieu d’exposition, je les finalise forcément dans le lieu même.
CM : Peux-tu me raconter la genèse d’Ascension, qui, comme La Chasse, se compose d’un mur de mouillettes, mais cette fois-ci formant un immense nuage ?
J C.F : Alors que la prairie de mouillettes de La Chasse était très abstraite et les odeurs illustratives, dans Ascension, la forme du nuage est reconnaissable tandis que les odeurs sont plus abstraites et nous emmènent ailleurs, nous ouvrent d’autres espaces... Quelle expérience fait-ont face au ciel ? Qu’est-ce qui fait qu’on lève la tête et qu’on regarde le ciel ? On regarde le ciel quand il devient noir, quand le vent se lève, quand on sort le matin... On s’émerveille ou on se dit qu’il va nous tomber sur la tête ! J’avais d’abord exposé ces parfums pour la Nuit Blanche de Toronto, qui se déroule en extérieur. Là, je fais l’exposition avec ce qui reste du concentré des quatre parfums. Dilués à environ 5 %, il m’en reste suffisamment pour faire la fin de cette exposition et huit éditions.
CM : À propos de récit, tu parlais lors d’une conférence de montage filmique, ce qui est aussi une forme de langage. Selon toi les odeurs, comme les rushs, peuvent donc s’articuler et engendrer du sens. En quoi ta pratique de la vidéo a-t-elle pu influencer ton travail olfactif ?
J C.F : Au début, je travaillais de manière intuitive à partir de bouquet de touches entre lesquels je promenais mon nez pour essayer de comprendre comment formuler, quelles proportions donner à chaque matière. Puis ces bouquets devenaient encombrants alors je les ai collés au mur. Et finalement c’était vraiment le mouvement entre les touches, l’écart entre les odeurs, les courants d’air qui les faisaient se déplacer dans l’espace qui m’intéressaient - autant que les odeurs elles-mêmes. Donc oui, je pense que ma pratique de la vidéo et de l’installation vidéo influence nettement mon travail. C’est le mouvement, le déploiement, le repliement, la fulgurance, l’effervescence qui m’intéressent.
Ascension, 2017.
Ascension (détail), 2017.
CM : Les thématiques du passage du temps, de la ruine, de l’effacement sont récurrentes dans ton travail plastique (Domaine quatre saisons, House...) Est-ce en partie parce que cette question de la perte est inhérente au parfum que celui-ci t’intéresse ?
J C.F : Oui, c’est un rapport à la vanité et au mouvement. Pour moi le parfum est lié au mouvement. On sent le parfum des gens quand ils bougent, le parfum des tilleuls nous parvient quand le vent passe à travers ses feuilles…
CM : Tu sembles entretenir un rapport privilégié avec la nature...
J C.F : C’est un des sujets récurrents dans mon travail. Les marches et les balades que je fais en forêt, à la campagne, me nourrissent. J’ai grandi au Canada, à la limite d’une petite ville. De chez moi, je pouvais facilement aller me perdre en forêt. La nature était omniprésente dans mes jeux d’enfant. Cette nature était à la fois un espace de liberté, un territoire à conquérir, un espace dangereux et possiblement mortel. J’ai appris jeune à survivre en forêt, à reconnaître les plantes comestibles, à avoir les bons gestes face aux animaux sauvages. Cette relation de crainte et de bien-être – se soigner, se nourrir – me fascine.
CM : De ce fait, as-tu un goût particulier pour les matières premières naturelles ?
J C.F : Oui, j’aime beaucoup la complexité des matières naturelles. Je pense que ça va aussi avec le fait que je suis novice et souvent je reviens aux naturels, aux boisés, aux odeurs de verdures. Il y a des matières qui me parlent et d’autres qui me résistent. En général, quand je commence un jus, je regarde mes matières et je me restreins à utiliser celles que j’ai déjà [environ 700 NDLR] car je n’ai pas d’argent pour en acheter de nouvelles. J’aime particulièrement le styrax, le foin mais aussi la beta-caryophyllène, que j’utilise beaucoup. C’est un dérivé du clou de girofle et dans une formule ça assèche tout, ça donne ce côté poussière que j’aime bien.
CM : Tu vas chercher des souvenirs chez les autres mais tu utilises aussi tes propres souvenirs, tes propres fantômes... Cette inclination pour les odeurs de nature a-t-elle justement un lien avec tes souvenirs, des réminiscences des paysages forestiers du Canada ?
J C.F : Oui bien sûr ! Même si je les entremêle avec ceux des autres, mes souvenirs sont un point de départ. Et j’ai une passion pour les arbres et les odeurs boisées, qui sont indéniablement mes préférées. J’ai des souvenirs d’arbres qui sont importants. Marcher en forêt est quelque chose qui m’apaise. Pendant ma formation chez Cinquième Sens, on venait tous de pays différents et on avait des prédilections propres pour certaines matières qui pouvaient au contraire rebuter d’autres personnes. Moi j’aimais tout ce qui était bouleau, bois, fumée, fourrure, cuir, alors qu’une autre personne adorait toutes les notes fruitées, shampoing, etc. Je pense que nous sommes très conditionnés dans nos goûts.
CM : Tu travailles également des variations sur la figure de la maison. Que représente-t-elle pour toi ?
J C.F : Oui c’est un thème récurrent, en photo, en vidéo, en installation. Pour moi, la maison est un personnage, une entité que je représente de l’extérieur et non comme un lieu d’enfermement. La maison recouvre beaucoup de choses, c’est un embrayeur de récits. Il y a un lien aux films d’horreur et à la nature ambivalente de la maison, avec ses espaces d’ombres menaçants et ses espaces protecteurs et rassurants. Et puis, la maison évoque la volonté d’ancrage. Elle permet aussi de redoubler le cadre de l’image, dans le sens où l’image est déjà un prélèvement du monde. Moi je la déplace, je la mets en mouvement, ça devient un jouet, comme une maison de poupée. Je joue avec comme avec un décor de cinéma. J’associe vraiment la maison au cinéma, à cette idée de construire des images. D’ailleurs au Québec aujourd’hui, on construit les maisons comme des images : on n’utilise plus de vrai bois ou de vraies pierres mais du plastique qui imite le bois et la pierre, parce que c’est moins cher. On est dans l’ersatz.
CM : En tournant autour des souvenirs, de la perte, des fantômes, de la maison et de la nature, tu fais transparaître quelque chose d’une grande nostalgie dans tes œuvres...
J C.F : C’est très mélancolique oui. Mais la mélancolie n’est négative que lorsqu’elle empêche de bouger. Pour moi, c’est un moteur, un vecteur d’idée, d’association, de création. Quand j’écris des récits et que je pleure, je sens que j’ai touché quelque chose de profond. La mélancolie, c’est dans mon caractère, mais elle est toujours tournée vers la création, c’est une bonne chose.
Julie C. Fortier dans son laboratoire, 2017.
Julie C. Fortier dans son laboratoire, 2017.