entretien
Quand j’ai proposé à Émilie Brout & Maxime Marion de réaliser cet entretien et, pour cela, de m’emmener dans un lieu qu’ils aiment, ils m’ont invitée à se balader ensemble sur Internet. Comment n’y avais-je pas pensé ? Le sujet de la discussion était tout trouvé.
Vanessa Morisset : Comme chez tous les artistes aujourd’hui, Internet est très présent dans votre travail mais il me semble que, chez vous, son utilisation prend un tour plus particulier et plus complexe. Alors faut-il envisager le rapport que vous entretenez avec cet outil simplement en termes de post-Internet ou alors de post-post Internet, de post-Internet « au carré » ou encore autrement ?
Maxime Marion : Effectivement, Internet est rentré dans les usages depuis vingt ans, tout le monde l’utilise, y compris les artistes, peu importe la pratique, un peintre va par exemple commander ses outils en ligne et publier sur Instagram, mais dans notre cas Internet est au point de départ de notre pratique. Les usages et la culture qui lui sont liés, mais aussi les questions de diffusion, les circuits de distribution sont les sujets et les médiums et de notre travail.
VM : Internet est donc pour vous bien plus qu’une banque de données dans laquelle aller puiser. De quelle manière par exemple ?
Émilie Brout : Parfois nous utilisons Internet comme forme, certains de nos projets étant faits pour être vus en ligne. Nous nous inspirons de la culture et des usages, mais nous pouvons intervenir sur le web par exemple en republiant ou en nous servant de ses outils propres pour créer nos pièces. Nous utilisons Internet à la fois comme source et destination.
VM : On pourrait appuyer cette discussion sur l’évocation de quelques pièces en particulier, en premier lieu, peut-être Bliss ?
[Nous allons sur le site d’Émilie et Maxime, www.eb-mm.net, pour regarder l’œuvre]
MM : Là c’est typiquement une œuvre qui explore la culture du web. Elle date de 2013 mais nous l’avons remise à jour pour une exposition en début d’année. Nous avons collecté toutes les variations mises en ligne autour du fond d’écran de Windows XP qui, à l’époque, était l’image la plus vue du monde. Elle a été tellement reprise et transformée que parfois on ne la reconnait même plus, on trouve des aquarelles, des mèmes, des détournements. Nous les avons rassemblés et fusionnés en une impression lenticulaire.
EB : Cette pièce, comme quelques autres, est liée à un travail d’enquête. Par exemple l’année suivante nous avons démarré un projet autour de Satoshi Nakamoto, ce personnage fictif qu’on dit être à l’origine du bitcoin. L’idée était de commander en ligne un faux passeport à son identité en collectant toutes les informations nécessaires aux formalités. Nous avons contacté des faussaires sur le darknet et réglé la moitié de la somme, en bitcoins. Eux nous ont envoyé un scan pour validation, tout était bien, mais le passeport n’est jamais arrivé. Aux dernières nouvelles, il serait resté bloqué à la frontière roumaine. Par conséquent, le seul élément qui nous soit parvenu des faussaires est le scan du passeport. Nous en avons pris notre parti en se disant que c’était finalement assez beau d’être dans l’impossibilité de procurer de la matérialité à ce passeport et à ce personnage.
MM : Mais grâce aux métadonnées de l’image, nous avons pu retrouver le modèle du scanner utilisé. Alors nous nous en sommes procuré un que nous avons désossé pour en faire un caisson lumineux, une sorte de cadre dans lequel est présenté le scan du passeport, ce qui l’incarne un peu plus. La question de l’incarnation est souvent très présente chez nous. Et puis, nous avons rédigé le récit de cette aventure que nous donnons à lire, dans le bac à feuilles du scanner. La dimension narrative compte aussi beaucoup pour nous.
[Nous allons ici : http://www.eb-mm.net/en/projects/nakamoto-the-proof ]
Nakamoto (The Proof), 2014-2018.
EB : L’enquête, le récit, la narration et même l’écriture tout court sont au cœur d’un certain nombre de nos projets de cette période. Par la suite, notre pratique s’est un peu déplacée. Aujourd’hui nous sommes toujours très attachés à l’écriture, mais moins en tant que compte rendu d’une enquête.
VM : Aujourd’hui vous allez plus vers la fiction ?
MM : Déjà avec Nakamoto, ce qui relève du réel ou de la fiction était ambigu. Dans le récit nous mentionnons de vraies dates, nous décrivons les services auxquels nous avons eu réellement recours, dans le détail le texte est très factuel, mais on a l’impression de lire une histoire d’espionnage internationale. Ce que nous racontons a l’air abracadabrantesque alors que tout est vrai, sauf la phrase finale : « aux dernières nouvelles, d’après les faussaires, le document est toujours en transit à la frontière roumaine via un tiers ». Le lecteur se doute bien que c’est faux, et nous aussi, mais c’est quand même les dernières informations que nous avons reçues ! L’histoire reste ouverte.
EB : Concernant les changements dans notre pratique, pendant longtemps nous avons été exclusivement du côté de la post-production. Nous récupérions beaucoup d’images, des contenus qui ne nous appartiennent pas pour ensuite les transformer. Alors que récemment nous nous sommes mis à créer, construire, nos propres images.
MM : En fait, cela a commencé avec les photos de touristes en 2014-2015 qui marquent un tournant dans notre travail. C’était la première fois que nous nous mettions en scène ou, du moins, que nous apparaissions dans le flux des images. D’ailleurs dans notre exposition personnelle à la Villa du Parc[1], avec Nakamoto ce sont les seules pièces préexistantes que nous montrons. Le reste consiste en de nouvelles productions.
EB : En préparant cette exposition nous nous sommes rendu compte à quel point ces photos de touristes font transition dans notre parcours. Car à la fois elles ne nous appartiennent pas, elles sont postées et nous allons les récupérer – donc là aussi nous allons piocher des contenus sur Internet – et à la fois nous sommes les acteurs.
[Nous regardons le blog dédié à cette série : http://ghostsofyoursouvenir.net ]
[1] You should only have eyes for me, Villa du Parc, Annemasse, 13 octobre 2018 – 19 janvier 2019
Capture d’écran
de la page ghostsofyoursouvenir.net
VM : Pourriez-vous en dire plus sur la manière dont vous procédez, pour être sur les photos ? Pour récupérer les images ? Jamais vous n’allez voir les gens qui les prennent ?
EB : Pour apparaître sur les photos nous faisions le pied de grue pendant des heures sur des lieux touristiques, ce qui est une démarche mine de rien très active ! Mais c’est facile, au bout d’un moment tout le monde est sur les photos des autres dans un lieu touristique. La difficulté n’est pas tant de se faire prendre en photo que de les retrouver en ligne. Pour cela, nous nous aidions d’outils tels que la géolocalisation ou certains filtres. Quand nous avions commencé nous cherchions sur Instagram et sur Facebook, mais il est aujourd’hui beaucoup plus difficile encore de retrouver les images sur ces réseaux, leurs conditions de confidentialité ont beaucoup changé.
VM : Cette série a par conséquent à voir avec une histoire des usages d’Internet…
MM : Oui. Surtout qu’aujourd’hui de plus en plus de personnes ont pris conscience que ces données sont publiques et configurent leur compte en accès privé. A l’époque où nous avions commencé, c’était idéal, il y avait beaucoup de publications, les gens ne se méfiaient pas… Nous aimerions essayer d’en refaire, nous verrons bien si on peut les retrouver ou non, c’est ça qui est drôle aussi. D’ailleurs, souvent, celles que nous avons retrouvées n’étaient pas prise par l’objectif que nous avions repéré, la photo avait été prise par un autre ! Quant à aller voir les gens, non, le projet est vraiment de retrouver sa propre image sur Internet. Et puis ce serait trop gênant. Par exemple, pour la photo au pied de l’Arc de triomphe, la zone où tout le monde se place est étroite et au bout d’un moment rester là à ne rien faire devient suspect.
EB : Pour nous qui ne sommes pas dans la performance, du point de vue de notre ressenti, ce n’était pas rien à faire. Effectivement, au bout de trois ou quatre heures, les gens commençaient à nous regarder d’une manière étrange. Parfois même ils nous disaient de nous pousser, ils ne voulaient pas de nous sur leurs photos !
[Nous regardons quelques exemples : http://ghostsofyoursouvenir.net/image/131753977628 ]
Capture d’écran
de la page ghostsofyoursouvenir.net
MM : Ce qui est intéressant aussi avec ce projet c’est qu’il rend visible des nœuds entre des flux d’images et de personnes. Si on prend par exemple l’une des photos du Colysée, elle a été prise par une Canadienne à Rome et nous français, nous sommes dessus, après quoi nous la retrouvons sur Instagram. Il y a des tonnes de flux qui viennent du monde entier et y repartent et cette photo se situe en un point, quelque part dans cette constellation.
VM : Et puis réaliser ces photos vous sortait de l’atelier ! C’était exceptionnel ?
EB : Nous sommes des geeks mais nous aimons bien sortir un peu, nous avons quand même besoin de faire des allers et retours entre Internet et l’extérieur !
VM : Et qu’en est-il d’Internet dans vos toutes dernières œuvres ?
EB : Justement la pièce que nous venons de terminer, b0mb, est une œuvre en ligne. Avant cela nous en avions déjà réalisé quelques-unes et nous avions envie de poursuivre, d’aller encore plus loin. Par exemple, il y avait eu 4 Million Year 2001 : A Space Odyssey, mais à l’inverse de celle-ci qui est méditative, avec une temporalité distendue [2], b0mb est très dense, on se prend un flot d’images dans le figure, dans une forme que nous avons voulue violente car le point de départ du projet, un poème de Gregory Corso, est une déclaration d’amour à la bombe atomique. Corso est le moins connu des grands poètes de la Beat Génération, mais pas le moins bon selon nous. Nous sommes tombés amoureux de son poème parce qu’il est écrit presque par des mots-clés, d’une manière fragmentée, rythmée.
MM : Le poème est très visuel, déjà littéralement puisque c’est un calligramme en forme de bombe atomique, et puis parce que les mots qui le composent n’ont pas de perspective, comme chez Ginsberg, mais chez Corso elle est encore plus réduite, il nous bombarde de mots.
EB : Nous avons trouvé un enregistrement du poème lu par Corso lui-même que nous avons retravaillé en ajoutant de la musique. Et surtout, nous avons traduit le texte en requêtes de mots-clés — il y en a 300 — qui synchronisent aux mots des images piochées sur Internet en fonction d’algorithmes de popularité. Donc à chaque fois que le film est lancé, le site va tout rechercher de nouveau et les images associées sont différentes. Ce que l’on voit est un état de l’œuvre à un moment donné, une sorte d’instantané représentatif de la culture visuelle du web. Dans dix ans, elle sera complètement changée. Là aussi il y a un rapport avec l’histoire des usages d’Internet.
[Nous regardons le film pendant une dizaine de minutes… via une adresse en ligne encore privée à ce jour].
[2] L’œuvre est un site Internet qui étire à 4 millions d’année la durée de la scène du film 2001 L’odyssée de l’espace dans laquelle on passe de l’os envoyé dans le ciel par le grand singe au vaisseau spatial et qui, est dans la narration du film, correspond à une éclipse temporelle de 4 millions d’années
bOmb, 2018,
capture vidéo.
MM : Pour ce film nous avons aussi beaucoup travaillé l’écriture. Il y a l’écriture de Corso bien sûr, mais vient s’ajouter la traduction que nous avons effectuée entre ce texte qui était déjà proche de l’association par mots-clés et un langage compris par les machines pour lancer les requêtes. C’est un langage technique mais qui a aussi quelque chose de poétique.
EB : Jusqu’à b0mb, nous ne nous étions pas posé la question de l’écriture dans ces termes. Nous étions plus dans la narration. Ici il y a toute une recherche et une réflexion sur le bon mot à choisir, celui qui traduit le mieux ce qu’on a compris du poème.
VM : Est-ce que de ce fait vous ne vous rapprochez pas de la littérature qui se pratique sur Internet ?
MM : Nous ne sommes pas experts mais nous nous sommes intéressés à Kenneth Goldsmith, bien sûr, nous aimons beaucoup la liberté et les possibilités qu’il ouvre.
EB : Tu penses certainement à une forme d’écriture purement textuelle alors que nous restons, en tout cas pour l’instant, dans une forme d’écriture liée à l’image, dans la mesure où aujourd’hui les images qui circulent sont rattachées à des mots tels que les mots-clés. Par exemple sur Instagram, les images vont de pair avec des mots : des commentaires pour savoir comment les interpréter et des mots-clés pour les rechercher. Les images sont toutes codifiées par des mots.
MM : C’est la vieille question du rapport texte-image telle qu’elle est redéfinie aujourd’hui qui nous intéresse, plus que la question stricte de la littérature ou de l’écriture uniquement textuelle. Avec b0mb nous sommes allés assez loin du côté de la littérature par rapport au reste de notre travail, mais c’est un cas extrême.
EB : Dans l’exposition à la Villa du Parc, cette pièce est projetée dans la première salle, comme une introduction à notre univers puisqu’elle consiste à récupérer des images. A l’étage se trouve un deuxième travail produit pour l’exposition qui est à l’autre extrême de nos préoccupations. Il s’agit d’un trailer d’un film d’amour, qui n’est que le début d’un projet plus vaste, dans lequel nous produisons nos propres images pour les rediffuser en ligne après.
MM : Et dans les espaces interstitiels de l’exposition, il y a les photos de touristes. Le parcours propose donc un dégradé en miroir entre de l’existant dont nous nous emparons pour le remettre en scène et de l’image que nous produisons pour la partager. C’est aussi un cheminement vers la question de l’intime sur Internet parce qu’avec le film d’amour, nous abordons un sujet qui revient constamment au fond dans notre travail, qui est l’exploitation des données personnelles : dans quelle mesure on est connivent et quels sont les différents degrés d’acceptation dans le don d’images de soi sur Internet.
VM : La question est centrale et nous concerne tous, mais une chose est d’en avoir conscience philosophiquement et une autre est d’en avoir conscience techniquement c’est-à-dire de toujours savoir quand on est pisté et jusqu’à quel point les images peuvent être utilisées, non ?
MM : Même juridiquement, on ne sait pas toujours ce qu’il en est. Pour prendre l’exemple d’Instagram, les photos postées n’appartiennent plus à leurs auteurs. On nous demande souvent si nous avons les autorisations des personnes pour utiliser leurs images dans la série des photos de touristes. Mais il n’y en a même pas besoin, c’est à Instagram qu’il faudrait demander. Quant à la prise de conscience, est-ce que ce n’est pas surtout le confort d’usage qui fait obstacle ?
EB : Sans que nos projets se réduisent à cela, ils comportent une dimension critique, qui fait porter le regard vers ces questions.
VM : Dans votre film d’amour, cette dimension se manifeste comment ?
MM : L’idée de départ était de faire un film autobiographique, sur nous en tant que couple d’artistes et même comme dit Emilie sur « l’art comme ciment de l’amour » mais nous cherchions un angle pour l’aborder de manière ni candide, ni littérale… Par ailleurs, depuis un moment nous nous intéressions aux stocks de photos et vidéos en ligne, par exemple la plateforme Shutterstock où des millions de clips, qui ne sont absolument pas des traces de réel mais des mises en scènes excessivement lisses, sont en vente pour des pubs ou des habillages visuels. Alors nous avons décidé de tourner notre film d’amour en respectant le cahier des charges et l’esthétique de Shutterstock pour que l’intégralité des plans, en même temps que de faire partie du film, puisse être mis en vente sur ce site.
[Je découvre Shutterstock :
Capture d’écran du site www.shutterstock.com/fr/video
VM : Le geste est radical ! Est-ce qu’on peut parler de sacrifice ?
EB : Il y a en tout cas du tragique car on va sciemment donner la chose la plus précieuse qu’on ait à ce site commercial. Mais d’un autre côté, l’ambivalence des images qu’on a tournées correspond à une certaine réalité de notre quotidien où la frontière entre les moments d’intimité, de complicité et d’activité professionnelle est assez floue. Quand on est un couple d’artistes, les sphères du public et du privé se confondent parfois.
MM : Nous avons oublié de dire que le projet s’appelle A Truly Shared Love ! En un sens, le partage de notre histoire sur cette plateforme d’images capitalistes est la pire chose qu’on pouvait faire. Mais c’est surtout un moyen à la fois de prendre de prendre de la distance et d’arriver à insuffler du vrai, de l’émotion.
[Nous regardons quelques rushs du film (au moment de l’entretien le montage n’est pas terminé)]
A Truly Shared Love, 2018, capture vidéo.
VM : Donc c’est une œuvre qui va être achetée bribe par bribe par des gens qui ne sauront pas que c’en est une…
MM : Cette question du contexte de réception se retrouve dans plusieurs de nos projets et est très importante pour nous. A la Villa, il n’y aura pas de doute sur la nature d’œuvre d’art du film, mais sur la plateforme commerciale, ce seront juste des clips qu’on trouvera plus ou moins réussis en fonction de tout autres critères que ceux de l’art.
EB : Mais encore une fois, si, avec ce projet nous restons dans le champ de la culture visuelle du web, nous voudrions réussir à toucher vraiment, un peu comme le font les films de la Nouvelle Vague, très distanciés et en même temps, porteurs de véritables émotions.
VM : En somme, il est toujours question dans votre travail de vous glisser dans un lieu codé, préexistant et étranger à l’art, tout en restant vous-mêmes, en tant qu’artistes ?
MM : Oui, c’est vrai, en passant plus ou moins inaperçus. Nous adoptons très souvent ce type de stratégie d’utiliser des milieux préexistants pour créer des œuvres d’art, avec le défi d’aller le plus loin possible dans ce cadre étranger en détournant sans qu’il s’en rende compte ses usages.
A Truly Shared Love, 2018, capture vidéo.