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review

Marc Couturier

L'EMBARQUEMENT

Galerie Laurent Godin, 7 octobre - 24 novembre 2018

par Clare Mary-Puyfoulhoux
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vue d’exposition, L’Embarquement, Galerie Laurent Godin, 2018

credit photo : Yann Bohac

C'est une grammaire très simple, et de la répétition, qui se déploie depuis des années. L'œil du marcheur, son doigt, et le souvenir de l'air.

La galerie Laurent Godin, ample, accueille les délicatesses de Marc Couturier, lui offre ses murs, sa devanture, son sol, ses alcôves. On y retrouve ses historiques feuilles d'aucuba, ses redressements, ses suspens. On y lévite. L'Embarquement… s’annonce comme un titre défini, laissant entendre une certaine forme de connivence, mais c’est aussi un titre ponctué : trois points là où quelque chose aurait dû être, interrompant le mouvement annoncé, comme si l’horizon du départ à venir était en question. Le rapport avec le spectateur s’enclenche ainsi dans une tension entre l’évidence et le silence, et il ne lui reste qu'à chercher, attisé, une intention avortée : allions-nous à Cythère, rejoindre les délices et la grande histoire de l'art ? Partions-nous enfin pour une autre rive plus belle et plus vraie, là où l'âge d'or n'a pas cessé d'exister ? Retournions-nous à l'apogée, à ce troisième jour[1] si cher à l'artiste ? Convoquant l’eau et le départ, le champ lexical de la navigation fonctionne particulièrement en ce qu'il abonde dans toute la mythologie et met, formellement, la barque au cœur du dispositif. Acceptons donc que, de ce que nous voyons, ce n'est pas tout à fait le ça dont il est question.

 

En verbe, l'exposition ressemble à une collection d'objets dépareillés : barque, copeaux dorés et argentés, écorce, pastels, caisson lumineux, feuilles, drapeau, carton maculé d'encre. Dans les faits, aucune sensation d'accumulation, au contraire. La barque, dont la coque nous dit qu’elle a vogué, parle de renversements. Si c’est en elle, ou par elle, que le spectateur embarque physiquement, cela ne peut se faire sans un débordement de l’eau dont elle semble pleine. Attachée au mur, son contenant éclatant à hauteur d’homme, elle rappelle autant le bénitier, seuil symbolique par lequel les catholiques se purifient d’un geste de la main à l’orée des églises, qu’à une embarcation onirique, incarnant le passage d’un monde à l’autre. Dans leurs écrins noirs, les écorces des redressements « élaborés » ont le format de l'intime et demandent qu'on s'en approche. Puis, vertigineux, les bords noirs de cadres happent le regard, qui se retrouve à errer dans les nerfs du bois, explorant les teintes de chaque couche, cherchant un sens, parcourant leur paysage, ressentant la réalité de leur existence, solitudes en écho.

Un certain nombre d’œuvres sont présentées dans l'espace de la galerie ; ensemble, elles font exposition, et pourtant chacune d'entre elles se suffit. Ou plutôt, chacune d'entre elles est suffisante. L'Embarquement... oscille entre singulier et pluriel, ou totalité. L'une des déclinaisons de la feuille d'aucuba, « pensées pour Jean-Étienne Liotard (1702-1789) », qui nous accueille de ses 23 pastels dans l'espace de la galerie, vient précisément illustrer cela. Un cœur vide au centre : la silhouette de la feuille d'aucuba, cette plante relativement ordinaire, originaire d'Asie, persistante, et dont les fruits ne se mangent pas. Cette feuille, investie par l'artiste, se charge d'un sens autre, amulette protéiforme. D'elle émane ainsi une puissance neuve lui permettant de porter l'hommage rendu par Marc Couturier au pastelliste suisse Jean-Étienne Liotard. La feuille végétale, l’image, n'est pas représentée, sinon en creux : 23 cœurs vides. Ce qui est représenté, il serait malvenu de l'appeler arrière-plan ou aura, bien que l'ensemble brille sous nos yeux (et d'une autre manière que le caisson lumineux qui, lui, détaille les constellations de l’aucuba). Les 23 feuilles de papier sous verre chatoient, et l'on se souvient ici que Marc Couturier est aussi l'auteur de vitraux[2], le geste de l’artiste interrogeant partout la puissance du troisième jour : « les végétaux sont la lumière de la lumière comme la peinture est un regard faisant vivre le regard[3] ».

 

L’histoire affleure délicatement, surfaces et parois en offrande (hiéroglyphes du Tondo dont le support, renvoyant à la Renaissance, parle des puissants depuis le plafond, construction humaine qui nous coupe des cieux) – comment toucher sans heurter, demande l’exposition ? Ricochets, répercussion, onde... loin d’ordonner, les trois points suggèrent autant de pistes qu’il y aura d’humains pour voir.

 

 

 

Note de la claviste (Camille Paulhan) :

Aucuba du Japon (Aucuba Japonica). Hauteur, 1 mètre à 1m33 ; feuilles d’un vert luisant, marbrées de jaune ; fleurs brunes, petites en avril, nombreuses en mai et juin. Depuis l’introduction de l’Aucuba à fleur mâle, l’Aucuba à fleur femelle, le seul que l’on possédait autrefois, donne de nombreux fruits de couleur écarlate qui ajoute énormément à la valeur ornementale de ce charmant arbuste, l’expérience ayant prouvé qu’un seul Aucuba à fleur mâle suffisait pour féconder tous les Aucuba à fleur femelle d’une plantation ; rien, n’est plus facile, comme on le voit, d’avoir maintenant des fruits sur tous les Aucuba de nos jardins. (Manuel pratique de jardinage : contenant la manière de cultiver soi-même un jardin ou d’en diriger la culture (7e édition), par Courtois-Gérard, 1868)

 

[1] Dans la Genèse, le troisième jour est celui du regroupement des eaux, ainsi que de l’apparition de la terre et des plantes, avant la lumière, ce qui intéresse particulièrement Marc Couturier : "Il s'agit là d'un renversement capital d'un point de vue logique et matériel, il s'agit là d'une absurdité. Pour que les végétaux soient, il faut que la lumière soit. En revanche d'un point de vue métaphysique et moral, il s'agit là d'une vérité profonde. A quoi servirait le soleil s'il n'y avait personne pour le voir ? La Bible met le regard au centre de la Création. La peinture fait de même : elle peint les végétaux pour faire voir la lumière, les végétaux étant la lumière de la lumière. Les végétaux sont la lumière de la lumière comme la peinture est un regard faisant vivre le regard." Bertrand Vergely, Marc Couturier, Le troisième jour, Le promeneur, 2012.

[2] Église Saint-Léger, Oisilly, Bourgogne, 1994/1995.

[3] op. cit.

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vue d’exposition, L’Embarquement, Galerie Laurent Godin, 2018

credit photo : Yann Bohac

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vue d’exposition, L’Embarquement, Galerie Laurent Godin, 2018

credit photo : Yann Bohac

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