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C’était l’année de mes 19 ans, et j’ai quelque peu honte de mes diverses participations écrites à ce livre d’or ; je ne me souvenais pas avoir commenté quoi que ce soit, mais des mots rageurs et plusieurs notes éparses disséminées çà et là me rappellent à mon goût post-adolescent – touchant et que je ne renie pas – pour la polémique. Cela tombe bien, l’exposition était faite pour cela. Ou, pour le dire autrement, elle avait cherché la polémique, qui dans mon souvenir n’était pas vraiment arrivée. De mon côté, je m’en rappelle avec émotion, c’était la première (et l’unique) fois où je me rendais à un vernissage d’une exposition temporaire au Centre Pompidou, à la faveur d’un carton qui m’avait été pieusement confié par une étudiante qui était en DEUG avec moi. Immense avantage de l’époque, avec mes 18 ans tassés : je ne connaissais absolument personne, le site Internet « Say who » n’existait pas et je ne cherchais donc pas à repérer tel ou telle artiste, commissaire ou critique d’art dans le vent. J’avais eu du temps pour regarder les œuvres, et j’avais été tellement peu conquise que j’étais revenue plusieurs fois, moins par masochisme que pour essayer de comprendre l’engouement de mes camarades d’université pour Thomas Hirschhorn, qui venait de défrayer la chronique artistique avec son exposition « Swiss Swiss Democracy » au Centre culturel suisse.
Je serais bien en peine d’écrire aujourd’hui un quelconque compte-rendu précis et détaillé de cette exposition, plusieurs fois vue donc, mais il y a plus de quinze ans. Tout se mélange : les cuillères géantes d’Hirschhorn, Anne Brochet filmée par John Bock, les tableaux avec de la pâte à modeler de Gelatin, les Vierges pornographiques de Kendell Geers, la scène de concert congelée de Christoph Büchel, les ours pissants de Richard Jackson, l’atelier clandestin automatisé de Malachi Farrell qui m’avait beaucoup impressionnée. Je ne vais pas le cacher, j’ai dû, pour l’énumération de la phrase précédente aller chercher la plupart des noms sur Internet ; je me souvenais d’images, pas forcément des artistes que d’ailleurs, pour certain•e•s, je n’ai plus jamais recroisé•e•s.
Je me suis doutée que le livre d’or de « Dionysiac » vaudrait son pesant de cacahuètes : l’exposition avait été conçue pour devenir iconique et marquer son temps, en faisant l’éloge de la provocation et du mauvais goût, et avait donc vocation à susciter des commentaires outrés. Pour le passage à la postérité, on repassera, mais niveau documentation, j’ai été servie. Le livre d’or comporte deux tomes, de nombreux dessins, gribouillages, emportements fiévreux, réponses agacées aux bavardages des autres visiteurs. Au fil des pages, ça râle sec. C’est vraiment n’importe quoi, à vomir, lamentable, affligeant, moche, désespérant, pourri, médiocre, nullissime, une honte, vraiment à chier, à pleurer d’ennui, un monstrueux foutage de gueule, une imposture planétaire (rien que cela). C’est merdique ! Point !! En fait : c’est con. Sylvie, qui n’a pas eu peur de donner son nom de famille, a même écrit que c’était caca boudin, c’est dire. Le vocabulaire trahit l’âge de ceux qui se plaignent – quelle triste époque, c’est une expo indigente, c’est bidon, navrant, une fumisterie, une affreuse décadence, de l’art dégénéré[1] – comme de ceux qui s’enthousiasment : c’est destroy, génial et même génialissime, mortel, super cool, marrant, ça fait réfléchir. Marie a adoré.
Ce qui frappe d’emblée, lorsqu’on parcourt les deux volets du livre d’or, c’est l’omniprésence de la vulgarité. Tout concourt à penser que le caractère apparemment potache des œuvres présentées, et la façon dont la commissaire Christine Macel insistait sur le fait que l’exposition était redevable à la dépense bataillienne et au dionysiaque nietzschéen ont encouragé les spectateurs, pourtant fort respectueux des convenances lors de leurs déplacements dans celle-ci, à inonder le livre d’or d’insanités. On y trouve quantité de dessins de petits sexes masculins en érection ou d’étrons, plus ou moins bien gribouillés. C’est parfait pour mon jour urinaire (dit quelqu’un), c’est à gerber, c’est de la branlette de cerveau, de la masturbation intellectuelle, il faut dépasser le stade anal, c’est Caca Prout pipi, popo ! Il y a beaucoup de kekettes mais c’est quand même pas mal. Ça encule les mouches (mais de façon extraordinairement conceptuelle), c’est vraiment une exposition pour débiles mentaux organisée par des débiles mentaux. Un couple se déclare content d’avoir vu les dernières choses qui se chient en ce moment. C’est simple, c’est pas que c’était nul, c’est que c’était simplement à chier. C’est de la merde, c’est de la merde, c’est de la merde, comprenez-vous. Le livre d’or déborde de ce même message. Olivier Blanckart y a même ajouté un point d’exclamation. Et puis, de la merde, même congelée, c’est de la merde. Je n’ai aujourd’hui aucun souvenir olfactif de l’exposition, mais le livre d’or me signale que des odeurs excrémentielles, apparemment issues de l’œuvre de Jason Rhoades, embaumaient celle-ci, et expliquent sans doute la teinte très régressive des commentaires. Adèle, potentiellement ironique, a écrit qu’elle a vraiment adoré la salle où ça pue la merde. Nicolas, huit ans, a déclaré : c’est joli mais ça san pas bon. J’essaie désespérément de me remémorer cela, mais clairement, ça ne vient pas. Tant que l’on parle de sécrétions, en dessous d’une énième observation à tendance stercoraire, quelqu’un a ajouté : toi aussi t’es d’la merde. Et un autre : Soyons d’accord, vous êtes tous les deux de la merde. Un dernier demande : et moi, que suis-je ? Les réponses interposées sont plus violentes qu’ailleurs : reste chez toi et fais pas chier, recommande une personne à une autre qui se dit peintre et écœuré par l’intelligentsia fasciste qui impose la laideur. C’est ta tête qui est vide, réplique-t-on à celui qui se plaint que l’exposition est vide de sens. Jean-Michel Ribes griffonne à la suite d’une critique désagréable : j’adore écrire après un con, c’est pas qu’ils soient rares mais celui-là (anonyme comme d’habitude) est pas mal parce qu’il a une tendance nazie qui ne s’exprime pas toujours aussi clairement.
On n’évite pas les attaques ad hominem : Hirschhorn à chier, Hyber à chier, les artistes en H c’est nul (a écrit Romain). Quelqu’un dit avoir aimé Hyber, observation immédiatement suivie des mots : tu as tort hyber c’est de la merde. On trouve dommage que I Love UFO participe à l’exposition, parce que ce sont de sales connards. Les gardiens de salle en prennent aussi pour leur grade, tant qu’à faire : la préposée au frigo de 18h25 est vraiment trop conne, quelqu’un d’autre a confirmé juste en dessous, et que c’était grave. Le personnel de la galerie Sud est décevant, froid, impoli. Mais celle qui suscite le plus d’agacement est bien entendu la commissaire d’exposition : Mademoiselle Macel a touché le fond et continue pourtant de creuser, Madame Macelle (sic) est misogyne, d’ailleurs elle déteste la peinture, elle devrait même être jugée pour abus de confiance. Quelques-uns la soutiennent toutefois : elle est aussi forte que son exposition, elle a pris des risques, elle est ouverte d’esprit et courageuse. Heureusement pour l’équipe du Centre Pompidou, les messages laudateurs se veulent consolateurs : c’est passionnant, vraiment contemporain, on en redemande, ça captive, c’est généreux, pertinent, cela met de la joie au cœur, c’est magnifique. Marie-Pierre en ressort toute retournée d’émotion, une vraie baffe. On se plaint de ceux qui ne veulent pas comprendre, de constater le manque d’intérêt face à l’art contemporain. On défend John Bock, ou Malachi Farrell, ou Thomas Hirschhorn, ou Gelatin, ou Christoph Büchel ou Paul McCarthy. Rarement tous en même temps. Ce qui désole les uns réjouit les autres : l’absurdité, l’énergie pure, la futilité du monde contemporain, pour l’un il n’y a plus qu’à se flinguer, pour l’autre cela donne vraiment envie.
Toutefois, certaines critiques m’ont paru plus constructives. Je passe bien évidemment sur les nombreuses références au coût de l’exposition, sorte de passage obligé du livre d’or, dans lequel les visiteurs des musées s’effacent devant les contribuables exigeant le remboursement de leur part d’impôt, déplorant le gaspillage des deniers publics, réclamant qu’on leur rende leur tune. Heureusement que je suis au chômage et que je suis rentrée gratos, souligne une spectatrice. On s’amuse mieux à Eurodisney, on aurait mieux fait d’aller à la piscine. D’autres remarques sont plus argumentées : on se plaint de la sensation de déjà-vu, d’une exposition globalement très inégale, de la pauvreté de certaines œuvres, du manque d’humour ou de fantaisie, de la tristesse absolue des propositions. La référence au philosophe allemand ne passe pas : c’est le contraire du dionysiaque selon Nietzsche, c’est de l’intellectualisme primaire alors qu’on chercherait la force primitive, les citations sont biaisées, la compréhension du terme « dionysiaque » est très partielle. Le caractère institutionnel de l’exposition affadit également les prétentions engagées des artistes, notamment Hirschhorn, accusé d’être hypocrite. Mais ce qui marque le plus, c’est la récurrence des messages, dans toutes les langues possibles, sommant le Centre Pompidou de fournir des explications sur l’absence des artistes femmes. D’autres glossateurs n’hésitent pas à les insulter, les traitant de féministes frustrées, ou les moquant en leur demandant si elles exigent des quotas. Mais les arguments sont légitimes et traduisent bien ce que j’avais ressenti à l’époque, sans avoir les outils théoriques pour l’exprimer : la prédominance du male gaze, présenté comme un universel, une certaine prétention intellectuelle écrasante et surplombante, ne dépassant pas pour certains artistes, ainsi que l’écrit l’une d’entre elles, le stade de nounours, pipi, caca et (hi, hi) les femmes.
Relire « Dionysiac » à travers son livre d’or a été d’autant plus une expérience méta que de très nombreux commentaires évoquent ledit livre d’or comme le point d’orgue de la proposition de Christine Macel : Ameziane dit d’ailleurs que c’est ce qu’il préfère dans les expositions, pour lire vos pensées, vos idioties. Un faux Gilles Deleuze – il y a aussi un Robert Filliou, une Bernadette Chirac, un Johnny Halliday – écrit que le livre d’or vaut le détour, et d’autres vont même plus loin : c’est le meilleur de l’exposition, c’est génial, c’est une réalité fantasmée du monde actuel. Et puis, tel un contrepoint nécessaire à la lourdeur de l’exposition, au milieu de commentaires aberrants et décalés (« Joie du Christ » ou « Après une telle exposition, je voterai non au traité constitutionnel car nous n’avons pas les mêmes valeurs européennes »), la découverte incongrue de quelques mots qui m’ont concomitamment fait rire et touchée. Tellement éloigné de la grandiloquence et du spectaculaire de la plupart des œuvres, ce message surprend par sa mesquinerie et son prosaïsme, mais a définitivement toute sa place dans cette étrange agora écrite :
« Charlotte,
Je n’en reviens pas que tu te sois mariée avec Cyrille. Vous faites vraiment 1 belle paire de nazes.
Alix. »
[1] Une bonne âme lettrée a tenu à répondre à ce commentaire en jugeant l’expression « un peu trop excessive », car liée au régime nazi d’Hitler. Il me semble que c’était en effet le but recherché.
Cet article, qui cite sans guillemets les deux tomes du livre d’or de l’exposition « Dionysiac » (Archives du Centre Pompidou, cote 2006W061/009), qui s’est tenue en 2005 au Centre Georges Pompidou, n’aurait pas été possible sans l’aide de MM. Jean Charlier et Jean-Philippe Bonilli, que je remercie ici chaleureusement.