variation
Départ de Saint-Nazaire. La voile avant est l'oeuvre de Maxime Bichon.
14 juillet, 8h, de Cherbourg à Sercq.
Temps clair.
Vent Nord 2 à 3.
Comment décrire le bal des heures, des jours, le soleil qui monte et descend, la nuit qui tombe ? L’attente du vent durant la pétole. L’immobilisme d’une donnée habituellement si fragmentée dans nos quotidiens nous surprend : à bord, le temps présente une tout autre densité. Nos corps sont sommés de ralentir, les membres, de s’assouplir. L’exiguïté de l’espace nous y oblige : hisser son corps à bord du cockpit, baisser la tête pour entrer dans le carré, soulever un coffre pour y prendre une voile, pomper pour amener l’eau, gonfler l’annexe pour débarquer sur la terre ferme. Notre poids se répartit en fonction de la houle, nos jambes compensent le clapot. Accueillir le roulis. S’amariner.
Il est nécessaire de faire rouler les mots dans sa bouche pour en saisir l’usage adéquat, qu’ils deviennent familiers. Le bastingage est enjambé, la grand-voile et le foc hissés, la bôme évitée, les bouts lovés, les nœuds de cabestan souqués, les part-battage parés. Tricot vert ou bas si rouge ? Balise verte à bâbord lorsque j’entre ou je sors ? Et si j’abats, j’éloigne la proue du lit du vent ou je la rapproche ? Ne surtout pas rester vent debout. Affaler la voile avant de s’amarrer. Border les drisses pour les empêcher de tinter durant la nuit.
19h, nous jetons l’ancre à quelques encablures de la plage de la Grande Grève.
Vent : Nord-Ouest 4 à 5, l’abri de la Grande Grève est idéal.
Arrivés à l’Île de Sercq au coucher du soleil, nous avisons, dans la caisse qui contient les œuvres, un flacon vide sur lequel un poème est gravé : « Bavardage est écume sur l’eau, acte est goutte d’or », premier manquement. Letizia Romanini nous a demandé de remplir cette fiole d’eau de Cherbourg pour la déverser à notre arrivée à St-Nazaire. Pris par les préparatifs du départ, nous avons oublié de le faire... Ce sera de l’eau anglo-normande qui fera le trajet avec nous !
Pour la plupart, les œuvres nous ont été envoyées avant le départ, à Cherbourg, port d’attache du bateau, le Kassumay. Vaillant monocoque de sept mètres soixante, ce sangria date de 1975 ; sa petite taille nous fait redouter les œuvres volumineuses... En nous demandant d’acheter un sac de terreau à chaque escale, outre la difficulté – qu’il ne conçoit pas – de se procurer l’objet dans un port ou une baie, l’artiste Steve Giasson semble imaginer le voilier comme un navire de commerce. Le pont ne peut accueillir même un seul de ces coussins de terre... Plus retors, Pierre Akrich nous a fait livrer un colis qui contenait un Betta Splendens – poisson rouge combattant – et son bocal parfaitement sphérique, impossible à maintenir à bord d’un monocoque qui ne cesse de rouler. Il nous faut faire preuve d’imagination pour maintenir l’animal en vie : coincer le bocal dans un sceau à l’aide de joints néoprènes, caler l’ensemble sous les marches du cokpit... Plus aventureuse, Perrine Forest est venue en stop depuis l’Oise pour nous rejoindre dans le Cotentin, portant sur le trajet la future figure de proue du navire aux allures de masque de tragédie grecque – sculptée dans un sequoia de la forêt de Compiègne planté sous Napoléon III – ainsi qu’un étendard en forme de question :
« C’est quoi tes moulins, c’est quoi tes tourmentes ? ». Nous espérons ne pas trop en avoir durant ce périple.
15 juillet, 15h, de Sercq à Jersey.
Temps clair, quelques nuages.
Vent Nord-Est 3 à 4.
Grand-voile + génois. Vitesse moyenne 5,5 nœuds
19h30, ponton d’attente de Saint-Hélier.
Si nous côtoyons de prime abord les instruments de navigation, il nous faut les apprivoiser. La boussole indique le nord en l’inscrivant au sud ; la girouette désigne vers où porte le vent lorsque les cartes indiquent d’où il provient. Les horaires de marées sont-ils à l’heure d’été ou à l’heure universelle ? Il faut en être sûr.e.s car passée 18h, la marche du port nous empêchera de nous y abriter : notre tirant d’eau est d’un mètre vingt. La vie des œuvres à bord devient secondaire, l’urgence de la navigation donne un sens aux priorités. Aussi mettons-nous quelques temps avant de nous familiariser avec leurs activations. La pièce de Florence Jung est systématiquement oubliée ; nous n’en parlerons pas car elle doit rester secrète.
À l’arrivée à Saint-Hélier, avant le fish and chips de rigueur, nous hissons le pavillon de courtoisie (drapeau des eaux territoriales du pays dans lequel le bateau se trouve) des îles anglo-normandes. À ses côtés, le pavillon de Pauline Delwaulle, choisi d’après la couleur du ciel, suscite la curiosité des plaisancier·e·s.
La figure de proue de Perrine Forest
Le public à bord (Concarneau).
Les mauvaises idées de Sandino Scheidegger sont jetées
Immersion de l'œuvre de Pierre-Yves Racine (baie de Brest).
18 juillet, 9h15, de Jersey à Saint-Malo.
Ciel légèrement voilé.
Vent Nord.
Moteur.
49°08.99N, 1°97.55 W : croisé deux dauphins
Embarquer des œuvres, c’est se demander comment ces dernières peuvent modifier la vie durant la navigation. Que produisent-elles sur nous, premier·e·s récepteur·trice·s ? Comment, en nous obligeant à des gestes a priori inutiles, informent-elles notre périple ? Entre Sainte-Catherine et Saint-Malo, alors que nous lisons le premier jour du journal de bord de Fabrice Reymond, Rester dans le noir jusqu’à devenir son paysage, et que nous prononçons à voix haute « La nature nous parle », surgissent deux
dauphins !
Nous pensons enfin à jeter à l’eau, une des 23 mauvaises idées d’exposition de Sandino Scheidegger, imprimées sur du papier soluble.
Il est temps alors, d’après le protocole d’Anna Holveck et en fonction de nos humeurs en mer, de diffuser une des musiques qu’elle a sélectionnées. Nos sentiments d’accomplissement, de joie et de satisfaction mêlés nous incitent à écouter Octopus, Octopus, issu du 20e épisode du Monde sous-marin du commandant Cousteau. La musique emplit la cabine d’allégresse.
18 juillet 2019
Port Vauban, Saint-Malo
C’est la première fois qu’un public nous rejoint à quai. Les récits qui accompagnent les œuvres ne sont pas encore figés ; tout est à expérimenter. C’est au futur que nous parlons des travaux embarqués, tandis que les goélands tentent de dérober la nappe de Romain Bobichon quand nous avons le dos tourné.
[…]
29 juillet, 5h30, de Brignogan-Plage à l’Aber Wrac’h.
Bulletin Météo Spécial annoncé à partir de 9h. Nuageux.
Vent Sud-Ouest 3 à 4.
Grand-voile + foc inter.
8h15, à l’abri dans le chenal. Vent fort d’Est, averses.
9h30, ponton visiteur.
Donovan Le Coadou nous rejoint pour dîner. Il nous confie la sculpture d’une quille de Sangria GTE, échelle 1:12e en argile, issue de sa plage d’enfance du nord Finistère. Nous devons l’enfouir dans un lieu propice à l’échouage. Cette idée lui a été inspirée par le récit du naufrage de Fabrice sur le banc de Cordouan, dans l’estuaire de la Gironde, deux ans auparavant.
Nous resterons à l’Aber Wrac’h 3 jours, pour cause de vents violents et mauvais temps.
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2 août, 10h, de Brest au Fort de Bertheaume.
Brume épaisse.
Vent Nul.
Grand-voile + génois.
Emporté·e·s par le courant, nous nous laissons dériver dans la baie de Brest et pouvons enfin immerger le premier des trois posters de Pierre-Yves Racine. En effet, les conditions météorologiques spécifiques exigées par l’artiste sont enfin réunies : le brouillard a envahi la baie. Enroulées sur elles-mêmes, nous ne découvrons les impressions qu’en les faisant disparaître. Ici, un récit de naufrage se dévoile tout en s’éloignant de la proue.
Il apparaît que nombre des artistes invité·e·s font le choix délibéré de la disparition pure et simple de leur œuvre. Ces disparitions semblent générées par l’idée d’un contexte hostile, voire malveillant pour elles. Embarquer des œuvres à bord, c’est en effet prendre le risque qu’elles n’y survivent pas. Loin d’être protégées par un espace qui leur est consacré, elles subissent des avaries. Les peintures de chiens sur balsa de Cassandre Pépin ont vu leurs angles arrachés. Le drapeau de Nicolas H. Müller – qui reproduit le plus petit musée du monde, œuvre embarquée à bord d’Apollo 11 – s’est taché au contact du hauban. Les cartes postales envoyées par Marie l’Hours ne nous sont jamais parvenues. Seul Marc Buchy nous a demandé de collecter des cartes non Mercator, que nous n’avons jamais trouvées. Même lorsque la disparition n’est pas programmée, elle survient.
3 août, 14h, Fort de Bertheaume.
Au fort se déroule le festival de musique Visions. Nous nous approchons de la grève pour profiter du public inattendu et activer les œuvres. Nous portons tee-shirts et casquettes peints par Colombe Marcasiano – uniformes aux couleurs de sangria. Une inconnue se coiffe de l’anneau de saturne bleu et jaune d’Eva Taulois. Nous faisons résonner les pièces sonores emportées à bord : les codes morses des radiophares enregistrés par Marcel Dinahet avant qu’ils ne cessent d’émettre et l’opéra de Stéphanie Lagarde, monté à partir d’enregistrements de langues sifflées des îles Canaries et du détroit de Béring.
[…]
18 août, 8h, de Belle-Île à Houat.
Ciel dégagé, légers grains.
Vent Ouest 5 à 6.
Pointe de vitesse à 8 nœuds en surf !
11h30, arrivée baie de Treac’h er Goured, ancre.
Certaines œuvres ne trouvent pas de fonctionnement, de place à bord. Envoyé à St-Malo mais trop tard, le questionnaire d’Hélène Déléan a été transmis à Brest, puis à Concarneau, sans que la météo nous laisse le temps nécessaire pour le récupérer. Obtenu en fin de voyage, il n’a pas trouvé d’application. Et si Liv Schulman conçoit une performance légère pour un café du port, elle nous paraît trop impressionnante pour la réaliser dans ce contexte. L’échec semble avoir une part active dans ce projet ; il est ce qui ouvre des possibles, oblige à œuvrer d’après d’autres moyens. Émilie Brout et Maxime Marion ont proposé un « Carré blanc sur Sophie Lapalu » : un carré de sparadrap doit être porté quelque part sur le corps de façon à ne pas bronzer à cet endroit. Au bout de dix jours, la peau de Sophie n’est plus blanche, mais rouge. La réaction cutanée s’est maintenue près d’un mois, annulant la proposition.
Thomas Geiger quant à lui nous a confié la réalisation du Festival de la chute, reenactment d’une série de chutes de l’histoire de l’art, d’Yves Klein (Saut dans le vide, 1960) à Javier Calvo Sandi (Un mistico del dispate, 2018) en passant par Martin Kersels (Falling, 1997). Nous le réalisons dans la baie de Treac’h er Goured et c’est la bôme que Sophie reçoit en plein front. Le public est nombreux (mais s’ignore en tant que tel) : il y a une centaine de bateaux au mouillage !
Nous trouvons également l’endroit idéal pour enterrer l’œuvre de Donovan. Une grande langue de sable découvre à marée basse, au nord-est de l’île. Un lieu tout à fait propice au naufrage.
[…]
20 août, 8h30, de Pornichet à St Nazaire.
Temps ensoleillé.
Vent instable, 2 à 4 nœuds.
10h : moteur contre le courant.
12h : Passage de l’écluse.
Voilà la fin du périple. Maxime Bichon nous apporte la voile de secours qu’il vient de terminer ; elle est parsemée de petites croix vertes de pharmacie. Invité·e·s par Régine Fertillet et Jérôme Joy, nous organisons un grand dîner au Projet Neuf, ateliers autogérés situés sur les hauteurs de la ville. Le morceau de sucre en sel de Babeth Rambaud nous a demandé beaucoup de réflexion. Destiné à être dissout, nous décidons qu’il servira à saler le kassumay, repas final offert au public d’après une recette élaborée par Romaric Hardy et qui porte le nom du bateau, soit un délicieux cassoulet-rougail. (Le reste du sel finira totalement dissout dans un ruisseau de l’île de Sercq, sur le retour.)
Ces œuvres nous ont permis de donner un sens à la navigation : partir avec elles fut comme partir avec nos ami·e·s pour en rencontrer d’autres. Créer une expérience commune. Nous étions garant·e·s de leur survie, porteurs des récits qu’elles engendraient, de ce qu’elles transformaient de notre vie à bord, de nous-même. La navigation est alors devenue collective et ces objets vecteurs d’expérience. Nous rembarquons l’été prochain.
Émilie Brout et Maxime Marion, Carré blanc (rouge) sur Sophie Lapalu
Un enfant porte la coiffe d'Eva Taulois, Fabrice porte l'œuvre de Colombe Marcasiano et fait voir la mer au poisson rouge de Pierre Akrich. Douarnenez
Thomas Geiger, Festival de la chute, île de Houat
Liste des artistes : Pierre Akrich, Maxime Bichon, Marc Buchy, Romain Bobichon, Emilie Brout et Maxime Marion, Tom Castinel, Kevin Desbouis, Hélène Déléan, Jerôme de Vienne, Pauline Delwaulle, Marcel Dinahet, Perrine Forest, Thomas Geiger, Steve Giasson, Romaric Hardy, Anna Holveck, Florence Jung, Nicolas Lafon, Stephanie Lagarde, Donovan Le Coadou, Colombe Marcasiano, Cassandre Pepin, Pierre-Yves Racine, Babeth Rambault, Fabrice Reymond, Letizia Romanini, Gauthier Royal, Liv Schulman, Sandino Scheidegger, Bruno Silva, Yoan Sorin, Eva Taulois, Pieter Van der Shaaf, Camille Varenne.