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variation

J’ai bien absorbé votre énergie. Je vous remercie. 

Relire l’histoire des expositions par les livres d’or

par Camille Paulhan
Visuel Louise Bourgeois Pompidou.jpg

Louise Bourgeois

5 mars – 2 juin 2008

« J’ai bien absorbé votre énergie. Je vous remercie. » : Yukiko a écrit ces quelques mots dans l’un des trois tomes du livre d’or de l’exposition personnelle de Louise Bourgeois, qui s’est tenue au printemps 2008 au Centre Pompidou. D’une certaine manière, pour moi qui n’ai pas retrouvé mon écriture dans ces volumes, c’est peut-être ce qui m’a semblé le plus juste par rapport à mon souvenir de cette rétrospective : je n’en ai quasiment pas de précis, plutôt la sensation d’une petite épiphanie, au point d’y retourner plusieurs fois et de ne pas accepter qu’elle fermerait ses portes au début du mois de juin. 

Les livres d’or comportent cette fois-ci des résumés succincts sur post-it, qui notent les plaintes diverses et variées, ainsi que la tonalité générale des commentaires : 90% félicitations, 10 % pas aimé ou pas compris, précise la main anonyme. Et effectivement, cela chouine moins qu’ailleurs sur ces pages. Je veux dire, évidemment, il y a toujours les râleurs et râleuses éternelles, mais on leur fait remarquer leur indigence : une plume a rageusement écrit que c’est tout simplement atroce, prix de l’imagination d’une grande malade. Et pourtant, indique cette même personne, il devrait y avoir de bons psychiatres à New York. Une bonne âme a complété (dans un langage inclusif que 2008 connaissait bien peu) : « quel con ! ou quelle conne ! » Pour d’autres, évidemment ce n’est pas de l’art, voire c’était Naz. Une écriture très clairement enfantine n’hésite pas à clamer : « c’était un peu nul et trop abstrait. ELLE a des progrès à faire la vieille. » Là encore, on a répondu vivement : « La vieille elle te dit ‘‘Merde’’ !! » Quand on conseille à l’artiste d’aller se faire soigner, on ne laisse rien passer, les remarques deviennent virulentes. Au commentaire qualifiant l’exposition d’arnaque et Bourgeois de exceedingly disturbed woman, quelqu’un a rajouté à la signature « 2 English ladies » : « & stupid ».

Il faut dire que l’artiste en prend sacrément pour son grade : old crazy woman pour un visiteur états-unien, poca loca pour un Espagnol. Bella la mostra ma la tizia é 1 pó strana, n’a pas hésité à écrire un Italien très en forme. De toute façon, Bourgeois est une perverse, elle est terrifiante, on ne voudrait pas qu’elle soit sa mère, c’est une malade mentale cette fille. Elle est cinglée, même pas cinglée, non : cinglée. C’était complètement disgusting, dear Louise, I’m sorry but I didn’t like your show, qui était not so nice. Sophie n’hésite pas à interpeller directement l’artiste : « Ben dis donc Louise t’as un autre boulot à mi-temps ou bien ? Passque si je compte bien t’as 96 piges ça fait 76 ans que tu bosses et au niveau production ça fait pas lourd ! » C’est évidemment à pleurer : quelle bécasse cette Sophie, en lisant ses mots stupides à l’été 2021, plus de dix ans après l’exposition, j’enrage. Ou j’espère le (mauvais) trait d’humour. Moi, à l’époque, j’étais plutôt fascinée. Il y avait une vidéo à l’entrée du sixième étage où on la voyait parler, elle avait l’air plus petite que tout le monde, ses joues ridées inspiraient largement confiance. Comme Pauline, qui déclare dans le livre d’or qu’elle aime bien le personnage, j’avais été séduite. J’aurais pu peut-être écrire, comme j’ai lu, merci beaucoup madame Louise (c’était l’époque où je ne voyais pas encore tout à fait le problème à appeler les artistes par leur prénom).

Il faut croire que les autres visiteurs et visiteuses ont été aussi oublieuses que moi concernant les œuvres, si peu citées. J’espérais toutefois retrouver quelques-unes de mes émotions : loin des sculptures patinées et polies qui ne m’intéressaient guère, j’avais été marquée par des volumes en latex, notamment Le regard (1966), sorte de noix fendue, œil ou sein, on ne sait pas, et surtout par les œuvres cousues. Comment oublier Seven in Bed (2001), que je place rétrospectivement plutôt vers la fin de l’exposition, en tissu rose, figurant sept personnages, certains bicéphales, agglutinés les uns contre les autres, couchés mais pas endormis. À chaque salle, je calculais grossièrement dans ma tête l’âge : pour cette œuvre, Louise Bourgeois a tout pile quatre-vingt-dix ans. Je me souviens que cette simple soustraction m’émouvait, et continue de le faire. En découvrant le livre d’or, je m’agace : celles et ceux qui ont été aussi troublés que moi s’en tiennent à des platitudes, c’est une grande dame, une magicienne, une femme incroyable, surprenante, irréelle, c’est excellent, fantastique, merveilleux, wunderbar, extraordinaire. C’est la foire aux superlatifs, aux points d’exclamation, mais les œuvres ont parfaitement disparu. Les spécialistes, de leur côté, citent bien quelques sculptures et dessins, mais c’est pour se plaindre, sur des pages et des pages. C’est mal éclairé, l’exposition est trop courte, la scénographie est pitoyable. Non, elle est même à chier, minable. Les Anglais font mieux, c’était quand même autre chose à Londres, Beaubourg est décidément trop macho et ringard, on étouffe l’artiste, on l’assassine avant qu’elle ne soit morte, c’est la honte. On pinaille sur la hauteur des cartels, on dit que la personne qui est responsable de ce choix mérite de griller en enfer. On suppute qu’il s’agit d’un nain sadique souhaitant infliger lumbagos et sciatiques à ses semblables. Les Français ne sont pas très grands, mais depuis un certain temps, ils grandissent, écrit une visiteuse. On n’a pas tous 7 ans, signale un autre.

Ces mots, je dois dire, me hérissent : d’une certaine manière, je veux me rappeler d’abord l’émotion qui m’avait saisie, dans la mesure où je ne connaissais quasiment rien de Louise Bourgeois, et me fichait éperdument de la scénographie. J’ai depuis vu des Cellules dans des musées disposant de hauteur sous plafond plus démesurées, les rendant autrement plus puissantes il est vrai. Mais si aujourd’hui, il pourrait tout à fait m’arriver de laisser dans des livres d’or des messages agressifs, critiquant des mises en espace, je me sens toutefois plus proche d’autres mots tellement plus touchants, et qui font résonner à nouveau cette rétrospective qui fut pour moi si importante. C’est Sébastien qui sort différent de l’exposition (et c’est tout ce qui compte pour lui), Jooyun qui dit avoir bien vu le cœur de Louise Bourgeois, une visiteuse qui écrit partir à la recherche de ses morceaux, et Laurence qui écrit mystérieusement : « Vos yeux doivent être démesurément grands ». Ninon, qui a découvert l’exposition avec sa fille May (inquiète que Louise Bourgeois soit si triste), souhaite à l’artiste, in fine, ce que j’ai moi aussi désiré à l’époque : qu’elle vive à jamais.

Ce texte fait suite à d'autres variations autour d'expositions lues par leurs livres d'or, à lire dans les précédents Possible. Il cite avec et sans guillemets les trois tomes du livre d’or de l’exposition « Louise Bourgeois » (Archives du Centre Pompidou, cote 2014W044/080), qui s’est tenue en 2008 au Centre Georges Pompidou. Cet article n’aurait pas été possible sans l’aide de MM. Jean Charlier et Jean-Philippe Bonilli, que je remercie ici chaleureusement.

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