variation
Was mich anschaut, 26.3.94, pigment and water on paper, 6 elements: 73 x 330 cm (overall), Courtesy Galerie Jocelyn Wolff, photo François Doury.
Interrompus par deux fois dans le flux de nos habitudes, puis modulés (aujourd’hui, en janvier 2021, la galerie est le placebo du musée grâce à sa nature non essentielle et marchande), nous avons eu le loisir d’observer ce qui faisait angle mort, de repenser comme on sucerait un galet, le moindre de nos gestes. La première galerie où j’ai pu entrer au printemps exposait des oeuvres de Miriam Cahn dont l’ensemble était tout à fait à propos. Cette expérience a donné lieu à un compte rendu dont est publiée ici, chargée des accidents du palimpseste et du montage, la septième version.
Au premier confinement (ce texte fut d’abord écrit à la sortie du confinement 1, à l’époque envisagé comme une expérience autour de laquelle se tissait en glose la forme de ce qui avait été avant. Nous voici encore plus loin dans l’an vingt, à l’orée du vingt et un, ramenés à un réel qui en peu de temps transforma l’extraordinaire en ordinaire et nous changea encore plus profondément que le printemps). Au premier confinement quelque chose du cirque si facilement critiqué se brisa : il n’y avait plus la liste interminable des expositions transformées en événements dans nos fils d’actualité. Soudain, les œuvres se mirent à manquer. Soudain aussi, le corps entier des parties prenantes à l’art réagit. Soudain frustration, douleur, déchirement et soudain, des solutions. D’aucuns réécoutèrent l’intégralité des cours de Gilles Deleuze, et j’en suis. D’autres pensèrent le virtuel comme un espace propice à repenser la monstration, et j’en suis (interrogeant l’atelier W sur sa nature, je reçus Ubiquitaire[1] en réponse, exposition participative avec vernissage en ligne). D’autres, encore, inventèrent ou rejouèrent avec l’action de créer et l’espace de la création (Antonin Hako, « est venu secouer une peinture accrochée à un bâton comme un drapeau tous les soirs devant les tours Nuage »)[2]. D’autres enfin, continuèrent simplement comme avant à travailler et penser, tentant de tenir un cap qui permettrait de passer d’hier à demain (du premier texte, il ne reste rien). Lorsque les galeries, entre autres commerces non nécessaires, ouvrirent à nouveau leurs portes, harassées par les semaines de vide à penser des moyens de survivre, il semblait indispensable de les retrouver. Les réseaux sociaux aidant, une liste d’intentions fut aisément dressée[3]. Le texte disparu et celui à venir cherchent d’abord à rendre compte le plus simplement possible de ce qui s’est passé là. Moi, critique, spectatrice, femme dont le parcours a été de trouver le chemin vers l’art d’aujourd’hui, je me retrouvais éjectée,
La séduction me semblait un jeu plus fatal où chacun joue sa propre perte. C’est un défi, c’est une forme qui toujours tend à dérégler. (…) La liberté, pour l’essentiel, c’est une forme productiviste. Tout ce qui se libère se libère en tant qu’énergie positive. Ça me semblait contradictoire avec le grand jeu de la séduction. Elle est un jeu avec le désir. Il y a assouvissement et remise en jeu. Le désir, que nous prenons pour une réalité fondamentale, est mis en jeu par la séduction[4]. (…)
je ne voyais plus. Pire : je ne voulais plus. Dans une ou deux galeries : je ne suis pas entrée. La vitrine, les murs, la circulation des quelques premiers corps à oser : nausée.
L’échange est un leurre, l’échange est une illusion (…)
Que la mort elle-même puisse s’échanger contre quelque chose et tout (…)
Ce qui ne s’échange pas c’est la part maudite, selon Bataille (…)
Le monde est inéchangeable[5] (…)
TINOS DIE INSEL, 19.7.-2.8.92, mixed media on paper, dimensions variable, Courtesy Galerie Jocelyn Wolff , photo François Doury.
Après le vide et la nausée, 78 rue Julien-Lacroix 75020, encore une vitrine. Pas sur la liste parce que la liste est le fruit du hasard, de trois clics et d’une absence totale de réflexion. Nous marchions et l’homme qui m’accompagnait, las, n’est pas rentré. Je pousse la porte. Je mets du gel sur mes mains. J’apprends à parler. Bonjour depuis le masque. Les couleurs au mur, ce sont les couleurs qui d’abord se jettent sur la pupille et la harcèlent. Cela danse. Il faut dire alors que les couleurs de Miriam Cahn sont vives, qu’elles éclatent. Que son trait est immédiat. Qu’il y a probablement une soif de cela en moi : des choses enfin là. Des êtres, les papiers au mur sont le théâtre d’êtres, des têtes, leurs corps. Tout cela est habité, tordu, empli de désir et d’effroi. Minimal, expressif, l’œil a le temps enfin de voir qu’il y a l’autre, que c’était cela qui manquait, qu’il avait été possible de vivre jusqu’à lors dans l’attente de l’incarné, de ce que la main avait nécessairement tracé. Miriam Cahn a plus de soixante-dix ans. Nous sommes dans le temps : elle est le double de moi et trace des fulgurances. Je suis un corps de femme, une demi-Cahn, dans la galerie Jocelyn Wolff. C’est mai de 2020, je marche. Le corps, mien, s’approche des couleurs accrochées au mur. Je sens cela en moi du corps habitué, qui sait possible de s’approcher en galerie de quelques centimètres de plus qu’en musée. Je m’arrête et j’observe. Les pieds marchent, vont d’un dessin à l’autre. Le rythme ne m’appartient pas, il est courtoisie, habitude, a fonction d’apaisement pour l’autre humain, celui qui garde la galerie. Au sol, des feuilles de papier A4 sur lesquelles des caractères sont imprimés. Issus de la même main, passés par le clavier, ces caractères sont des mots qui font phrases et textes et qui disent :
images de torture, mai 2004[6]
Les impressions posées au sol sont une série de presque mêmes textes, une ritournelle : quand je vois une femme, qui est un soldat américain et qui fume, prisonnier-esclave irakien en laisse, c’est une performance de Valie Export que je vois ; quand je vois les images des Twin Towers s’effondrer, ce sont les Twin Towers dans mes œuvres que je vois.
Les impressions posées au sol sont impossibles à lire, pauvres dans leur matérialité, brillantes dans leur forme, violentes. Elles éclatent comme les couleurs de cette vérité propre à l’art qui est de n’être pas un argument mais un regard que le geste rend.
En relation avec les êtres condamnés au mur, les impressions posées au sol expriment cela du désarroi qui nous manquait.
Que l’expérience fut rendue possible en galerie, espace marchand ou annexe, point nodal des circulations est à ce jour ce qui interroge et qui pourtant rassure.
[1] https://www.w-pantin.xyz/w-ubiquitaire-partie-1 et https://www.w-pantin.xyz/w-ubiquitaire-partie-2 et
https://www.boumbang.com/atelier-w/
[2] https://fomo-vox.com/2020/05/15/nelson-pernisco-nous-avons-pu-valider-que-les-moyens-dauto-gestion-du-wonder-permettaient-de-resister-a-ce-genre-depreuves/
[3] Sur la question des intentions des expositions voir « rendre le « non réel » réel » Possible n°5 et attendre Possible n°7 sur la question de l’engagement.
[4] Transcription libre : Jean Baudrillard, Mots de passe, documentaire, 1999 https://www.youtube.com/watch?v=pGne4wMpU6g
[5] ibid.
[6] http://miriamcahn.com/torture-pictures-in-may-2004/
Vue d'exposition "Notre sud", photo François Doury.
Snapshot du vernissage en ligne Ubiquitaire, version Judith Espinas, exposition de l'atelier W, printemps confiné 2020